34 ans après son enregistrement, la version originale de « Nothing Compares 2 U » interprétée par Prince est enfin disponible. En exclusivité pour Funk★U, l’ingénieur du son Susan Rogers et le chanteur Paul « St Paul » Peterson racontent l’histoire de « l’autre » grande ballade de Prince.
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Funk★U : Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez entendu « Nothing Compares 2 U » ?
Susan Rogers : J’étais dans le studio avec Prince lors de l’enregistrement de cette chanson, en juillet 1984. À cette époque, on travaillait à la Warehouse, son hangar-studio situé à Eden Prairie. Prince enregistrait sans cesse au cours de cette période. On travaillait sur une chanson par jour, parfois plusieurs, et dès qu’un titre était terminé, on passait au suivant. Les séances pouvaient durer entre 24 et 48 heures non-stop… Ce jour-là, Prince s’est enfermé dans un pièce du hangar avec son carnet et il en ressorti quelques heures plus tard. Il est revenu dans le studio, puis il a joué les instruments les uns après les autres jusqu’à ce qu’Eric Leeds vienne ajouter son incroyable et magnifique solo de saxophone… Je ne me souviens plus de quel instrument il s’est servi en premier pour « Nothing Compares 2 U ». En règle générale, il démarrait presque toujours avec une partie de batterie ou une programmation de boîte à rythmes. Il me semble tout de même qu’il a commencé par jouer les huit notes principales de la mélodie au clavier avant de l’embellir au piano.
Paul « St Paul » Peterson : Je m’en souviens très bien de la première fois. Je vivais chez ma mère à Richfield, dans le Minnesota, quand l’assistant de Prince m’a appelé pour me dire qu’on allait me livrer une cassette. Celle-ci contenait une chanson que j’allais devoir apprendre pour une session d’enregistrement qui était prévue pour le lendemain, ou quelques jours plus tard. En écoutant cette cassette, j’ai tout de suite compris que c’était une chanson importante. J’ai dû ensuite m’assurer de bien faire mes devoirs pour être sûr d’être au niveau lors de la séance.
Cette nouvelle version de « Nothing Compares 2 U » est si différente de celle très épurée parue sur l’album de The Family, en 1985. Comme si Prince avait retiré tous les instruments un par un…
Paul « St Paul » Peterson : C’est exactement ce qui s’est passé : Eric a joué son solo de sax, Clare Fisher a ajouté ses cordes, puis Prince et David Z. ont retiré tous les instruments un par un. À cet instant, la chanson a pris une nouvelle vie et la poésie et la douleur de cette chanson m’ont particulièrement frappé. Lorsque j’ai dû chanter à mon tour, j’ai surtout essayé de respecter l’intention vocale, l’essence et l’émotion que Prince avait mis dans son interprétation.
Susan Rogers : Prince voulait que la musique de The Family sonne différemment de la sienne, même si c’était lui qui était derrière toute leur production. Il se demandait aussi jusqu’à quel point le son de The Family devait se rapprocher de sa propre musique… Pour moi, cette expérience se rapproche de ce qui s’était passé lors de l’enregistrement de « When Doves Cry », lorsque Prince avait décidé de supprimer la partie de basse au dernier moment. Prince recherchait la simplicité dans ses arrangements. Il se demandait toujours comment un minimum d’instruments pouvait exprimer le plus de choses possibles. À cette époque, il commençait également à envoyer des titres à Clare Fisher, qui lui a signé de magnifiques arrangements orchestraux, et il ne souhaitait pas lui envoyer des morceaux trop chargés. Je me souviens aussi que Prince passait beaucoup de temps sur les structures de ses chansons en essayant de trouver ce qui pouvait fonctionner ou pas, quitte à se débarrasser de sections entières.
L’arrangement minimaliste de la version de The Family rend également la chanson plus intime et émouvante.
Susan Rogers : Je pense que Prince n’envisageait pas The Family comme un groupe funk pur et dur, mais comme une formation plus romantique. Il y avait un peu de storytelling derrière ce projet : il avait imaginé une romance entre Paul Peterson et Susannah Melvoin. Il fallait donc que son concept soit illustré par des ballades.
Selon vous, qui aurait inspiré « Nothing Compares 2 U » à Prince ?
Susan Rogers : Quand Prince a posé son carnet de lyrics sur le piano, j’ai lu les paroles de la chanson et je me suis tout de suite demandé si elle lui avait été inspirée par Sandy, sa femme de ménage. Elle venait de s’absenter pendant une semaine car son père venait de décéder. La phrase « It’s been seven hours and fifteen days since you took your love away » traite de cette absence. Sandy s’occupait absolument de tout chez Prince, il n’y avait aucune histoire sentimentale entre eux, mais cette chanson décrit le fait de vivre avec quelqu’un, alors que Prince vivait seul chez lui à ce moment-là.
Paul « St Paul » Peterson : Je connais cette histoire au sujet de Sandy, et peut-être que Prince a voulu saisir cette émotion. Beaucoup de théories circulent à ce sujet. Jerome Benton venait de vivre une séparation difficile et on m’a également dit que c’était cet épisode qui avait inspiré Prince. On parle aussi parfois de Susannah Melvoin, mais le mystère plane encore et c’est très bien comme ça.
Pour le grand public, Prince est reconnu comme un grand musicien et un immense performer. On oublie parfois qu’il était aussi un grand songwriter.
Susan Rogers : C’est vrai, et c’est même parfois injuste. On évoque souvent Prince en le citant comme un grand guitariste plus qu’un grand chanteur. Écoutez « It », sur l’album Sign of the Times, et écoutez bien ce qu’il fait avec sa voix : il hurle tout au long de la chanson et c’est extraordinaire. Écoutez ensuite « Condition of the Heart » sur Around the World in a Day, il croone et chante en même temps en falsetto. Prince pourrait être célébré rien que pour sa voix, mais il y a aussi ses performances scéniques. Il ne dansait pas forcément mieux que Michael Jackson, mais ce qu’il faisait était tout simplement exceptionnel. Même chose pour son jeu de piano, ses idées d’arrangements, ses choix de production, sachant qu’il écrivait lui-même toute sa musique…
Paul « St Paul » Peterson : Lorsqu’on l’analyse, « Nothing Compares 2 U » est un morceau assez simple, mais il entouré d’une poésie et d’une vision particulière que seuls les plus grands songwriters possèdent. Quand on écoute l’album qu’il a enregistré pour The Family et malgré tout ce qui se passait dans sa vie à ce moment-là avec Purple Rain, The Revolution, The Time, on constate aussi qu’il a écrit les meilleures chansons de sa carrière durant cette période complètement folle.
Étonnamment, « Nothing Compares 2 U » est la seule chanson créditée à Prince dans l’album de The Family, alors que toutes les autres reviennent à des membres du groupe.
Paul « St Paul » Peterson : Ça faisait partie de ses idées pour The Family : Prince voulait vraiment que nous soyons un véritable groupe et c’était une manière pour lui montrer que chaque membre était impliqué dans la création, même si c’était lui qui tirait toutes les ficelles. Eric Leeds avait aussi écrit quelques instrumentaux avec Prince sur l’album, et c’était tout à fait normal qu’une partie des crédits lui revienne.
Que pensez-vous de la reprise de « Nothing Compares 2 U » de Sinead O’Conor parue en 1990 ?
Paul « St Paul » Peterson : La première fois que je l’ai entendue, j’étais au volant et j’ai du me garer d’urgence ! J’étais content d’entendre cette chanson à la radio mais franchement, je n’ai jamais été fan de sa version. C’est peut-être ce qui arrive quand une reprise a plus de succès que votre propre chanson…
Susan Rogers : J’adore cette version. Elle est sortie à un moment où la musique de Prince était devenue moins populaire face au hip-hop, entre autres. Grâce à cette chanson, le grand public s’est rappelé que Prince était un grand songwriter. C’était un très bel hommage.
Parlons du fameux Vault, qui contiendrait des centaines de chansons inédites de Prince. Ne pensez-vous que les versions alternatives de titres déjà parus qu’il contient sont plus intéressantes que les chansons purement inédites ?
Susan Rogers : Vous avez peut-être raison. J’espère que les historiens de la musique pourront un jour écouter les premières intentions des chansons de Prince. Par exemple, « When Doves Cry » avec sa partie de basse, ou encore la version originale de « U Got The Look » que je dois avoir quelque part sur une cassette. Au départ, c’était une chanson complètement différente, une ballade dans une tonalité différente, mais Prince n’en était pas satisfait. Il a fini par l’accélérer, modifier le tempo et la tonalité pour en faire une nouvelle chanson… L’idéal serait de pouvoir avoir accès aux track sheets des séances pour découvrir l’ordre dans lequel il ajoutait les instruments, car ce genre de document donne un aperçu unique du mode de pensée musical de Prince.
Quels seraient les titres inédits du Vault dont vous souhaiteriez la parution ?
Susan Rogers : Depuis la disparition de Prince, on me pose beaucoup de questions sur ces archives. Au début, je pensais que 60% du Vault avait été publié, puis j’ai découvert que des collectionneurs avaient amassé un grand nombre de bandes et aujourd’hui, pratiquement tous les morceaux inédits enregistrés lors de ma collaboration avec Prince circulent dans ce cercle. Il est très très rare de voir apparaître quelque chose que ces collectionneurs n’ont pas déjà entendu, mais ceux qui ne font pas partie de ces cercles seront certainement ravis d’entendre des titres comme « Witness 4 the Prosecution », une chanson aux influences gospel que j’adore particulièrement, « Sexual Suicide » ou encore « Splash », une merveilleuse pop-song.
Paul « St Paul » Peterson : Il y a certaines choses qui concernent The Family dans ces archives. Bien sûr, il existe des versions de « Mutiny », « High Fashion » ou « The Screams of Passions » chantées par Prince. Il y a aussi quelques chansons enregistrées lors des séances de The Family comme « Feline », mais son contenu était franchement trop sexuel pour moi. À l’époque, je vivais encore chez ma mère et je sais qu’elle n’aurait pas apprécié, et Prince respectait ça. Il avait été également question d’enregistrer un deuxième album de The Family, mais ce projet n’a jamais abouti.
Une version Deluxe de The Family devrait faire plaisir aux fans.
Paul « St Paul » Peterson : Prince et moi en avions discuté lorsque nous avons remonté The Family sous le nom de Fdeluxe, il y a quelques années. Nous avons dû changer le nom du groupe car Prince en était le propriétaire légal, et comme il n’était plus impliqué dans ce projet, il n’a pas voulu nous le céder. Nous avions eu plusieurs conversations au sujet d’une réédition de The Family augmentée de quelques titres, mais les choses se sont arrêtées là.
Quel souvenir gardez-vous de Prince ?
Susan Rogers : Quand on travaille avec Prince, on ne se souvient pas forcément des séances d’enregistrement, mais des petites choses. Faire un tour en voiture avec lui, jouer au ping-pong avec lui, prendre un café avec lui, regarder un match de basket avec lui… Prince travaillait tout le temps et on trouvait ça normal. On pouvait enregistrer « Nothing Compares 2 U » le lundi, puis une autre magnifique chanson le lendemain et ainsi de suite… Il pouvait être aussi très drôle, il nous faisait souvent beaucoup rire. Mais il pouvait aussi être horriblement sombre. Il ne disait jamais pourquoi et il était simplement extrêmement froid avec vous. Je me souviens d’une journée entière où il était d’une humeur massacrante, à tel point que j’ai dû quitter le studio. J’allais passer la porte quand il m’a dit : « ne t’inquiète pas, je t’aime toujours. J’ai juste envie d’être seul » (rires). C’était typique de Prince.
Paul « St Paul » Peterson : Il s’est passé une chose incroyable cette semaine : 34 ans après avoir entendu « Nothing Compares 2 U » pour la première fois dans ma chambre au premier étage de la maison de ma mère, j’ai reçu le lien de cette version originale alors que je me retrouvais exactement au même endroit. Ma mère est décédée depuis, j’ai récupéré sa maison et c’était un moment très troublant, comme si la boucle était bouclée. Entendre la voix de Prince au bout de toutes ces années était très émouvant, et à vrai dire, c’est difficile pour moi de donner des interviews aujourd’hui…
En 2002, l’ingénieur du son Femi Jiya avait déclaré que le spectacle des enregistrements de Prince en studio surpassait tous ses concerts. Êtes-vous d’accord ?
Susan Rogers : Oui, c’était assez fascinant d’être le témoin de ce processus et de le voir passer d’instrument en instrument. Et il était aussi capable d’écrire très rapidement ses textes… Avec du recul, ce qui me marque le plus chez Prince est la chose suivante : un mathématicien ou un physicien peuvent avoir une illumination soudaine en travaillant sur un expérience. Dans la musique et dans l’art en général, le processus créatif est souvent long et laborieux. Il faut du temps pour enregistrer un disque ou écrire un roman. Quand Prince travaillait sur une chanson, il se rapprochait d’un mathématicien car il entendait dans sa tête le morceau terminé avant même de l’enregistrer. Il était obligé de travailler dans l’instant car il voulait capturer ses idées le plus vite possible. Parfois, un musicien ou un songwriter peuvent saisir en un éclair une mélodie ou quelques paroles. Chez Prince, c’était toute la chanson.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Prince « Nothing Compares 2 U » (Warner Bros).