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Sananda Maitreya : “La France me manque”

Sananda Maitreya revient en France ! Son dernier concert parisien date de 2007 à la Maroquinerie. Il sera présent le 28 juin sur la scène du festival Retro C Trop pour célébrer la sortie de son nouvel album The Pegasus Project: Pegasus & The Swan. Discussion inspirante et inspirée avec le maître du « post-millennium rock ». 

Funk★U : Il y a maintenant près de vingt ans, vous avez créé le post-millennium rock. Comment se porte ce son qui vous est propre ?

Sananda Maitreya : Dans le cœur de chaque artiste, il y a deux choses : l’entertainer, et l’artiste. Tu peux cumuler les deux, mais certains font le choix du divertissement. Ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas intègres. C’est juste qu’ils se focalisent sur cette mission : divertir les gens. Le reste leur est secondaire. Puis, tu as les artistes dont je me sens le plus proche. Ton intégrité devient si forte que tu n’arrives même pas à la contrôler. En fait, c’est elle qui te contrôle. C’est un choix de vie, et tu as ce choix devant toi : celui de la vie facile, ou prendre le chemin de la grande vie, ce qui te demande beaucoup de sacrifices, et cause autant de douleurs que de traumatismes… pour répondre à votre question, ce son post-millennium rock correspond à la libération de l’artiste, sa contribution à un art qui lui a tout donné dans la vie.

Je suis lié à la musique et mon objectif est d’exprimer la beauté de toutes les idées qui viennent à moi. Peu importe comment nous nous définissons, rockers ou autres, notre devoir est sacré. Nous sommes là pour célébrer la beauté et mettre en avant ce qui fait du bien à nos esprits. J’ai entendu beaucoup de prêtres célébrer Dieu, car j’ai grandi entouré de pas mal de prêtres, mais personne ne m’a plus convaincu de ma possibilité d’être un artiste que Bach, Beethoven ou Duke Ellington. Quand tu entends Miles Davis jouer, c’est un message du paradis. Tu ne te sens pas seul, tu es soutenu par la beauté de cette musique. 

Quand vous mentionnez cette croisée des routes entre l’art et l’entertainment, nous pensons à la sortie de Neither Fish Nor Flesh en 1989. À l’époque, vous aviez clairement fait le choix entier d’un artiste dédié à sa musique et à sa vision, à l’encontre des attentes de l’industrie du disque.

J’aurais pu facilement sortir “Hardline 2” à cette époque, mais cette musique vient du personnage que j’ai créé. j’ai commencé à entendre une musique que mon esprit trouvait très excitante. Et cette musique a remplacé la précédente et ça m’a mis face à mon intégrité. C’est un chemin de choix, car en  tant qu’artiste tu sens ce qui te fait vibrer et tu refuses l’argent facile. En fait, je pensais que le succès du premier album allait me laisser le champ libre pour m’exprimer. Je me disais qu’ils allaient être emballés par ce second album. Je n’ai jamais ressenti autant d’excitation que pendant l’enregistrement de Neither Fish Nor Flesh. Je sentais que c’était un disque innovant et qu’il représentait le futur. Je pensais que les gens allaient suivre facilement, comme avec le projet précédent, qui était très différent de tout ce qui sortait à  l’époque.

Je me souviens d’une discussion avec le président de la maison de disques. Il m’avait dit : “Tu ne peux pas espérer vendre plus de disques de ce nouvel album comparé au précédent. Le premier million de personnes qui achètent ton disque sont tes fans et ils resteront avec toi. Tous les autres au-delà de cette limite t’ont suivi sous l’effet de la mode et du phénomène social causé par ton disque. Ils veulent juste montrer qu’ils sont assez cool pour avoir ton disque chez eux”. Il avait plutôt raison. Du coup, je me suis dit, autant commencer à me montrer tel que je suis maintenant. En fait, Introducing the Hardline était la fin d’une époque, et Neither Fish Nor Flesh représente mes vrais débuts : c’est le point de départ du post-millennium rock. Quand on écoute ce disque aujourd’hui on se rend compte à quel point il reste actuel. Il pourrait sortir aujourd’hui quand on voit les thèmes qu’il aborde. Quand tu plantes des arbres, certains d’entre eux prennent du temps avant que l’on puisse voir le résultat. Neither Fish Nor Flesh est comme ça : c’est avec le temps que l’on se rend compte de son impact.

Un jour, je cherchais un costume à Los Angeles, et dans une boutique un vendeur est venu vers moi pour me dire : “Excusez-moi de vous déranger, je voulais juste vous dire que votre chanson « Billy Don’t Fall » occupe une place spéciale dans ma vie: mon compagnon est décédé du SIDA. Il ne lui restait que six mois à vivre après avoir eu confirmation du diagnostic, et nous avons écouté votre chanson chaque jour. Merci pour cette chanson qui a été très importante dans nos vies. C’est la dernière chanson qu’il a entendue avant de mourir.” Quand tu entends ce genre de paroles et que tu comprends que ta musique aide les gens à traverser des épreuves aussi dures, alors tu prends conscience de la valeur des fruits produits par ton œuvre. 

Comment est né ce nouvel album, The Pegasus Project: Pegasus & The Swan ?

Très souvent, alors que je suis au milieu de la création d’un projet, je commence à penser au suivant. Ce nouvel album représente la fin d’une trilogie qui avait débuté avec Prometheus & Pandora en 2017. Ces projets sont comme des pièces de théâtre en elles-mêmes. Je me suis rendu compte que pour raconter l’histoire de ma vie, j’allais m’appuyer sur celle de Prométhée (Prometheus). Prométhée et Orphée sont les deux divinités avec lesquelles j’ai une connexion très forte. Nos cultures restent très imprégnées par cette mythologie grecque. Elle est dans notre ADN. Je suis donc parti de ces personnages pour raconter mon histoire. Tu peux aborder cette œuvre comme un film, une pièce. On nous a demandé de  créer une comédie musicale il y a plusieurs années, et ça ne s’est pas fait pour différentes raisons, notamment à cause du COVID. Mais de toute façon je n’étais pas totalement prêt. Pégase est cet animal qui prend la forme adéquate au bon endroit et au bon moment. C’est mon treizième album et il ne devait comporter que treize chansons. Mais plus les sessions avançaient, plus j’ai trouvé l’inspiration pour développer d’autres titres. 

Dans cet album, on ressent ce mélange d’optimisme et de mélancolie, aussi bien du point de vue des mélodies que des paroles. Comment est né ce mélange de sentiments ? 

C’est un peu comme le ying et le yang : certains artistes sont doués dans un de ces registres. De mon côté, je me reconnais dans les deux. Un jour quelqu’un a dit : si l’état du monde actuel ne te déprime pas, alors ça veut dire que tu es stupide. C’est facile d’être cynique. Ton expérience t’amène à devenir comme ça. Mais ton esprit reste ce qu’il est. Et mon esprit continue de voir l’humanité en chacun de nous. La clé est que chacun d’entre nous doit continuer de s’éduquer. Il ne faut pas se laisser endormir, il faut continuer de se battre. Ce que j’aime chez vous en France, c’est que lorsque quelque chose vous révolte, vous descendez dans la rue. Vous prenez votre liberté au sérieux. Aux USA, les gens votent et espèrent. En France, l’espoir est une idée plus romantique, comme un idéal. Vous savez que vos droits et privilèges ne sont pas acquis, et qu’il faut se battre pour les préserver. Il faut rester éveillé : il faut continuer d’apprendre pour comprendre qui on est, et savoir là où nous allons. Je reste cynique concernant les jeux politiques, et comment nos gouvernements nous traitent. Il faut continuer de rêver, et ne pas marcher en dormant tout au long de sa vie. 

Sur cet album, vous avez travaillé avec l’Archimia String Quartet. Pouvez-vous nous en dire plus sur les débuts de ta collaboration avec eux ? 

Quand j’avais ce projet d’album de treize titres, je voulais qu’il ait un son pop rock. Puis j’ai rencontré le chef d’orchestre Diego Basso il y a une vingtaine d’années. Ça fait longtemps que nous parlons de travailler ensemble. On a partagé la scène pendant quelques concerts et festivals. J’adore jouer avec un orchestre. Je n’ai pas d’instrument à apporter et ils s’occupent des arrangements avec moi. On s’amuse beaucoup y compris pendant les répétitions. Ça a collé dès le début entre nous, comme si nous étions de vieux amis. J’avais gardé en tête l’idée de faire un projet avec un orchestre. Un peu avant le COVID, Diego a appelé pour qu’on bosse ensemble. Puis pendant la pandémie j’ai finalement enregistré un autre projet, Pandora’s PlayHouse. Puis quand j’ai commencé l’enregistrement de ce treizième album, il m’a rappelé. Et je me suis dit :  “Arrête de repousser ses demandes. Tu veux bosser avec ce gars, alors vas-y”. Je me suis dit que j’allais sortir mon album et sortir les titres avec l’orchestre à part. Mais, en mixant les titres avec mon ingénieur du son ici à Milan, je me suis rendu compte que c’était impossible de ne pas les inclure dans mon projet principal. J’ai toujours fait les arrangements de cordes sur mes albums, mais j’ai aussi toujours voulu faire un projet avec un quartet. Et finalement, tout a convergé au même moment. J’ai demandé à Diego s’il pouvait me conseiller un quartet de cordes à Milan. Il m’a recommandé Archimia. J’ai fini par les rencontrer et lorsque j’ai écouté leurs interprétations de mes chansons pour la première fois, j’ai été ému aux larmes. À vrai dire, le quartet faisait partie de l’orchestre de Diego Basso. C’est une collaboration qui s’est déroulée de façon très fluide. 

Quelles sont vos plus grandes influences funk ?
Pour moi, le funk est très large, et ça peut aussi être du bluegrass. J’ai des origines écossaises et irlandaises, et le bluegrass coule dans mes veines. ça explique peut-être pourquoi j’utilise parfois le banjo dans mes chansons. En fait, le banjo est l’un des instruments les plus funky qui existe. J’écoute de la musique bluegrass que je trouve très funky. De même, les syncopations que tu peux entendre dans le ragtime peut aussi être vue comme une forme de musique funk. Pour moi, le funk comme la soul n’est pas une question de genre musical, mais de feeling. Otis Redding ou Hank Williams sont funky l’un comme l’autre. James Brown a insisté sur le premier temps de ses mesures, car il a compris que cela créait un effet sur l’auditeur, et que sa façon de danser était impactée. Le corps se relâche sur les deuxièmes et quatrièmes temps. Mais les temps 1 et 3 sont ceux qui captent l’attention et le système nerveux. Puis Bootsy Collins et George Clinton ont aussi mis en avant le premier temps. Quelques années plus tard, on arrive au son de Prince qui, lui aussi, a joué avec le premier temps.

Je comprends que, dans nos cultures, il faut mettre des noms sur tout ce qui nous entoure, mais pour moi, tout se base sur l’émotion. Et n’oublions pas qu’aucun genre n’est figé tant qu’il est vivant. La musique est là pour nous dire : “Je continue de grandir, je continue de me développer”. Il y a aussi des éléments de funk chez les Red Hot Chili Peppers. Après, bien entendu, il y a des groupes comme The Time, les Commodores, puis toute l’école P-Funk. Nile Rodgers et Chic ont aussi amené leur son. Le funk est un esprit et une énergie. Cette musique doit garder son âme, même si on peut aussi la jouer avec des machines. Quand tu vois ce que faisait Roger Troutman, on constate à quel point il était funky. J’avais l’habitude de taquiner George Michael en lui disant qu’il était plus funky que moi. ll a sorti des disques incroyablement funky. Le funk n’est pas une question de genre, c’est un état d’esprit. 

Vous participez au festival Retro C Trop le 28 juin prochain. Vous verra-t-on en France plus souvent ?

La France me manque. J’ai toujours admiré la culture française. Ma bataille avec Sony m’a pris beaucoup de temps, et j’ai enfin pu devenir indépendant. Nous sommes toujours partenaires sur mes premiers projets, et je dois dire que nos relations se sont grandement améliorées. Ce ne sont plus les mêmes personnes en place, et je pense que le temps a fait son travail. Ils comprennent à présent ce que représente mon œuvre. Ils se disent que j’avais raison. Pendant que j’effectuais ma transition artistique, j’ai senti qu’il ne fallait pas exacerber des situations sur lesquelles je n’avais aucun contrôle. j’avais un chemin  à suivre, et j’ai dû décliner un grand nombre de projets. Je me suis volontairement tenu à l’écart, sans attirer l’attention. J’ai évité les concerts dans les stades et les festivals. J’ai préféré me concentrer sur les dates en clubs pour me réintroduire auprès du public. Quand j’ai commencé à vendre des disques, j’ ai rempli des grandes salles, mais rien ne remplace l’expérience de jouer dans un club. La seule époque où j’y ai joué c’était avec mon premier groupe, The Touch. Je garde un grand souvenir de cette époque. J’ai joué devant plus de 100 000 personnes, mais rien ne remplace l’intimité d’un club. Aujourd’hui, j’ai pu régler toutes les histoires avec Sony, qui a entièrement renommé en Sananda Maitreya mes quatre premiers albums, et le temps est venu de revenir finalement en France. Les dates qui arrivent permettent de me montrer à nouveau auprès du public français, et notre but est de revenir ici l’an prochain pour assurer la promo de l’album et jouer toute ma musique.

Propos recueillis par Richard Lecocq. Photos : Manuel Scrima.

Sananda Maitreya The Pegasus Project: Pegasus & The Swan (TreeHouse Publishing) sortie le 11 mai. En concert le 28 juin au festival Retro C Trop (Château de Tilloloy, Picardie).