Avec un an de retard, le documentaire Thriller 40 arrive sur Paramount+ pour raconter l’histoire de l’album le plus vendu de tous les temps. Le journaliste et réalisateur Nelson George a rendu sa copie, non sans une douleur palpable tout au long de ces 90 minutes. Un vrai thriller !
Novembre 2022, l’Estate de Michael Jackson fournit à Sony une galette truffée de bonus anachroniques et au mastering douteux pour fêter les 40 ans de Thriller. Le plan promo promet un documentaire sur la création de l’album, réalisé par Nelson George. Spike Lee a dirigé les deux docus précédents, BAD 25 (2012) et Michael Jackson’s Journey from Motown to Off the Wall (2016). Le premier proposait une autopsie de l’album BAD et de son univers riche en image et en projets. Martin Scorsese avait été généreux en ouvrant ses archives pour sélectionner des images du tournage du clip « BAD », un vrai coup de maître. Quatre ans plus tard, le film consacré au années Off the Wall suggérait que Spike Lee avait moins de marge de manœuvre. Son œuvre sort en catimini dans une version amputée de 30 minutes, selon les directives (très) souvent incompréhensibles de Karen Langford, celle qui gère les projets Jackson pour le compte des gestionnaires en chef de l’Estate (John Branca et John McClain).
Pour les 40 ans de Thriller, l’envie de livrer un documentaire qui retrace l’histoire unique de ce disque pilier de l’histoire de la musique s’impose comme une évidence. Le réalisateur espagnol Marcos Cabota se lance et reboote un projet de documentaire hommage créé par l’anglais Gareth Maynard. L’angle est simple : rendre hommage à l’ingénieur du son Bruce Swedien, fidèle bras droit de Michael Jackson et de Quincy Jones. Le King of Sound (2017) de Maynard devient alors en 2022 Sonic Fantasy par Marcos Cabota. Plein de bonnes intentions, le film laisse la parole à de nombreux collaborateurs présents dans le studio pendant les sessions de Thriller. Bruce Swedien tient la vedette et y révèle sa vision de la musique, tout en transmettant un message essentiel aux apprentis hitmakers : la qualité du mix peut influer sur la vie d’un disque. Malgré tous les efforts et moyens déployés, Sonic Fantasy, qui valorise le savoir faire de Swedien en s’appuyant sur les sessions de Thriller, a du mal à franchir un plafond de verre : aucun titre original de Michael Jackson n’est utilisée pour des questions de droits, la promotion reste confidentielle et la diffusion limitée à quelques festivals. Ainsi, Sonic Fantasy, aussi touchant que hagiographique, reste l’ultime hommage à Bruce Swedien, à défaut d’être le documentaire définitif sur Thriller.
Le champ reste donc libre à l’Estate de MJ pour produire un documentaire susceptible de décortiquer les rouages de la machine Thriller. Spike Lee définitivement écarté, c’est Nelson George qui s’installe dans le fauteuil de réalisateur. George est connu pour ses notes de livrets respectables et respectueuses dans quelques compilations, sorties du vivant de Jackson (The Ultimate Collection en 2004 et The Essential MJ en 2005), mais aussi d’éditos assassins pendant les démêlés de Jackson avec la justice. Lorsque le Roi de la Pop est innocenté en 2005 dans une affaire d’attouchements sur mineur, et que la famille de ce dernier ne fait pas appel, surtout après un parjure mémorable devant le jury, Nelson George y va de ses commentaires acerbes. Qu’à cela ne tienne, “le temps écrase tout” et l’Estate lui confie ce projet qui envoie du rêve sur le papier.
Nelson George visse sa casquette de réalisateur et se lance dans la réalisation. Il comprend vite que le terrain est miné. L’Estate est en conflit avec une bonne partie des acteurs clés du projet : Quincy Jones en tête, suivi de près par la succession de Rod Temperton. Ces derniers font retarder la sortie du film de plusieurs mois en négociant – à juste titre – une somme « acceptable » pour l’utilisation des compositions présentes sur l’album (« Baby Be Mine » et « Thriller »). Aucun membre de la famille n’apparaît pour témoigner de l’évolution de Michael, depuis la composition de ses demos dans la maison familiale d’Encino, à l’ultime tournée effectuée avec ses frères en 1984 pour célébrer le succès de Thriller. Nelson George dresse une liste d’invités par défaut, peuplée de stars établies forcément inspirées par Jackson (de will.i.am à Maxwell en passant par Mary J Blige, Mark Ronson sans oublier Usher). On a même droit à une séquence avec Polo G, décriée par les spectateurs présents aux avant-premières confidentielles organisées fin 2022, mais maintenue dans la version finale. Tom Bahler, l’homme qui apporte le Synclavier d’où est extrait le gong de l’intro de « Beat It » n’a également pas été sollicité. Et où est Vincent Paterson, à l’époque assistant chorégraphe du regretté Michael Peters, et de fait seul survivant capable de raconter la création des chorégraphies mythiques ? Idem pour Bob Giraldi, le réalisateur avec qui Jackson a mis en boîte les clips de “Beat It” et de “Say Say Say”, sans oublier les pubs Pepsi (au cours desquelles Jackson fut brûlé au cuir chevelu par un fumigène placé trop près de lui) ? Les interventions systématiques d’Usher laissent finalement peu de place à Matt Forger (directeur technique de l’album) et aux musiciens Paul Jackson, Jr., Steve Lukather, et Greg Phillinganes, fidèles compagnons de studio de Jackson à travers les années. Quant à Bill Wolfer, l’architecte des synthés de “Billie Jean” et l’équipe de Toto, ils sont tout bonnement portés disparus.
Les 90 minutes de Thriller 40 se composent de séquences inégales, montées sans aucun ligne directrice. Pour le storytelling, il faudra repasser. Nelson George se contente d’accumuler les histoires déjà relayées par Michael Jackson (on en apprend plus sur Thriller dans son interview avec Ebony en 2007 que dans ce film) ou son entourage depuis des années. La version présentée fin 2022 au cours de quelques avant-premières était présentée comme “un brouillon avancé”. Le final cut disponible sur Paramount+ n’a subi aucun changement majeur. L’Estate s’est en fait contenté de couper une séquence qui montre Michael Jackson danser seul sous la poursuite pendant le final de « Billie Jean » sur la scène du Victory Tour. Thriller 40 dure 1h30, un timing qui semble compter triple pour le spectateur. Et pourtant, les choses démarrent sur les chapeaux de roue, avec la révélation – enfin – des fameuses images tournées pendant l’enregistrement de « The Girl Is Mine ». On y retrouve Jackson et Paul McCartney en train d’enregistrer leurs parties, avec une complicité touchante – et avec pour McCartney un ultime retour fulgurant dans les charts grâce à ce titre et leur second duo, « Say, Say Say » en 1983. Les choristes de “Wanna Be Startin’ Somethin’” illuminent le film par leur générosité et leur enthousiasme lorsqu’ils racontent leur travail en studio avec le jeune Michael, même si la référence au “Soul Makossa” de Manu Dibango a été “oubliée” dans le récit de Nelson George.
Au programme également: d’autres images d’archives captivantes, parmi lesquelles des séquences en HD de la tournée Victory, sans oublier des rushes inédits des clips “Beat It” et “Thriller”. Placées entre des plans interminables sur la pochette de l’album ou des travellings au stabilisateur sur des micros et des consoles de mixages, ces images insufflent un peu d’enthousiasme à un montage définitivement rudimentaire. Ces pépites tirées du coffre de l’Estate ont, de toute évidence, été sélectionnées et découpées à l’image près avant d’être confiées à Nelson George, chargé d’assembler tant bien que mal ce puzzle aux pièces manquantes.
Côté révélations, rien de neuf sous le soleil. On en apprend tout autant voire plus grâce aux Music Stories de Pat Angeli sur RFM, avec le savoir-faire de raconter de façon simple des anecdotes au grand public. En courant dans tous les sens, Thriller 40 ne remplit aucune de ses missions : la conception de l’album est évoquée de façon succincte pour laisser la place, en générique de fin, à une auto-promotion de l’Estate sur ses projets de comédies musicales à Broadway et à Las Vegas. Le génie créatif et la vision de Jackson sont noyés dans un déluge de “fun facts” comme cette séquence Tik Tok censée montrer le pouvoir transgénérationnel de “Thriller”.
De ce documentaire ovni creux dans la forme comme sur le fond suinte une idée qui perdure depuis le 25 juin 2009 : pour les gestionnaires de l’Estate, Michael Jackson est une marque, sur laquelle ils réussissent à tirer de juteux bénéfices en investissant au minimum. Thriller 40 en est un nouvel exemple, et se révèle être un bien triste gâteau d’anniversaire pour les 41 bougies de “l’album le plus vendu de tous les temps”. Le King of Pop n’est plus, et son royaume continue d’être entretenu par un gang dont il avait pourtant réussi à se débarrasser de son vivant. So bad.
Richard Lecocq