DJ, musicien, producteur et collectionneur, Mark Ronson publie ce jour son quatrième album Uptown Special. Le co-auteur du tube planétaire « Uptown Funk » en compagnie de Bruno Mars raconte à Funk★U la genèse d’un projet casting impressionnant (dont Stevie Wonder, The Menahan Street Band, Willie Weeks et Teenie Hodges), les origines de sa passion pour le funk… Et comment Prince a failli le dénoncer à la police anti-bootlegs !
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Funk★U : Uptown Special, votre quatrième album, est le plus ouvertement funky de votre discographie.
Mark Ronson : Au départ, je n’avais pas vraiment l’intention d’enregistrer un album de funk. L’idée était de réaliser un album de dance music jouée live avec des musiciens. Toute la dance music qu’on aime, celle qui vient des années 1960 et 70, était jouée en direct par des instrumentistes. Je pense que de nos jours, les jeunes auditeurs ne savent plus comment sonne une vraie batterie, et à part « Get Lucky » de Daft Punk, je ne vois pas d’autre hit récent dans cette catégorie interprété de manière organique. C’était un peu le challenge d’Uptown Special, et c’est lorsque Jeff Bhasker est arrivé que nous nous sommes embarqués dans une nouvelle direction. Jeff a produit Kanye West et Alicia Keys, mais il est aussi un pianiste jazz qui a également étudié James Brown. Il a joué avec Tavares et dans Lettuce, un excellent groupe de funk New-yorkais.
Le casting de cet album est impressionnant. On trouve Stevie Wonder, Trombone Shorty, the Menahan Street Band et d’illustres sessionmen comme Willie Weeks, Steve Jordan, Carlos Alomar…
Les gens du label Truth and Soul et du Menahan Street Band ne sont jamais très loin lorsque j’enregistre un disque. Je pense sincèrement que Thomas Brenneck est le plus grand guitariste de sa génération. Lorsque je commence à travailler sur un nouvel album, je compose une liste de musiciens après avoir imaginé le type de son pour tel ou tel titre. Carlos Alomar faisait partie de cette liste car son pedigree funk est assez incroyable : il a joué avec James Brown et bien sûr, on lui doit des titres comme « Fame » ou « Golden Years » pour David Bowie. Lorsque Bowie enregistrait avec Brian Eno au milieu des années 1970, ils étaient constamment à la recherche de sonorités étranges et inédites, et Carlos était capable de créer toutes ces textures. L’année dernière, la BBC a diffusé un documentaire intitulé Five Years et on voyait Carlos décomposer les trois riffs de guitare de « Fame ». Je me suis dit « wow, le groove de ce type est toujours aussi dingue ». Je l’ai donc appelé, et son apport à Uptown Special a été immense. En plus de ses parties de guitare, nous avons recrée notre propre version cheap du Mu-Tron de Bootsy Collins sur certains titres et c’était très fun.
Vous avez également enregistré aux Royal Studios de Memphis avec Teenie Hodges, le légendaire guitariste d’Hi Records disparu l’an dernier.
Pendant l’enregistrement, nous avons effectué un road-trip dans le sud des États-Unis. Je suis tombé amoureux de Memphis, et nous avons eu la chance d’enregistrer aux Royal Studios de Willie Mitchell, là où avaient été produits les plus grands albums d’Al Green et de Hi Records. Les musiciens qui ont participé à ces enregistrements ont l’habitude de traîner dans le studio. Teenie Hodges, le grand guitariste des séances Hi, nous racontait des tas d’histoires passionnantes sur son travail avec Al Green et Syl Johnson, et le dernier jour de l’enregistrement, je me suis dit « mais quel idiot ! J’ai Teenie Hodges devant moi et je ne lui ai pas encore demandé de jouer sur mon album ! » (rires). L’idée n’était pas de reproduire le son d’Hi Records, mais de capturer la vibration historique de Memphis et du studio de Willie Mitchell.
Comment Stevie Wonder s’est-il retrouvé dans Uptown Special ?
C’était complètement surréaliste.J’ai écrit la mélodie d’« Uptown First Finale », qui est un instrumental d’une minute 30 et j’entendais clairement l’harmonica de Stevie Wonder. J’ai donc envoyé l’instrumental à son manager en me demandant si Stevie allait l’apprécier, et pourquoi pas faire quelque chose dessus. Le jour où ils m’ont renvoyé l’instrumental, je n’ai pas osé l’écouter tout de suite. J’ai attendu une demi-heure avant de me décider, car j’étais trop ému. Ensuite, j’ai dû me le repasser en boucle au moins une centaine de fois (rires) ! Je ne réalise toujours pas que Stevie Wonder joue sur mon album, et pas seulement parce qu’il s’agit de Stevie Wonder, mais aussi à cause de son timbre, de sa mélodie et parce que j’ai l’impression d’entendre sa voix au travers de son harmonica chromatique, un des instruments les plus difficiles à faire bien sonner.
Quelle est la genèse d’« Uptown Funk », votre duo avec Bruno Mars que beaucoup décrivent comme un mash-up entre Zapp et The Time ?
Bruno a grandi à Hawaï et sur la côte ouest des États-Unis, il a été exposé à ces sonorités comme moi j’ai pu l’être au travers des samples du hip-hop. Bien sûr, j’adore Roger Troutman et j’avais l’habitude de passer « Jungle Love » dans mes sets DJ,même si je dois admettre que je ne connais pas la discographie de The Time si bien que ça. Lorsque nous avons composé « Uptown Funk », on ne s’est pas dits « essayons de créer un mash-up de tels ou tels groupes ». Nous sommes les enfants des musiques que nous aimons. On combine toutes de sortes de sonique nous apprécions, des licks de guitare, des motifs de batterie, de claviers…
Contre toute attente, « Uptown Funk »est un hit mondial et le titre le plus streamé de tous les temps au Royaume-Uni. Êtes-vous étonné par ce succès ?
Souvent, les artistes ou des groupes racontent avoir composé en trois minutes une chanson qu’ils détestent et qui est devenue leur plus grand succès. C’est tout le contraire pour « Uptown Funk ». Nous avons travaillé plusieurs mois sur ce titre. Certains éléments de la chanson ont nécessité entre cinquante et soixante prises. J’en ai même été malade physiquement (rires) ! Tout est parti d’un jam avec Bruno Mars à la batterie, Jamaero Artis à la basse, Jeff Bhasker aux claviers et moi à la guitare. Le succès de cette chanson est incroyable alors que son point de départ était juste un hommage à la musique qu’on aime. Le fait que Bruno, qui est un authentique fan de cette musique, y ait contribué est sans doute une opportunité pour la populariser auprès d’un nouveau public. De mon côté, ce succès n’a pas changé grand chose pour moi. La semaine dernière, mon manager m’a appelé pour m’annoncer qu’« Uptown Funk » était numéro un aux États-Unis. J’ai trouvé ça dingue, mais j’ai dû raccrocher car j’étais en train de finir de préparer le dîner (rires) !
Allez-vous tourner après la sortie d’Uptown Special ?
J’adore la scène, et la tournée qui a suivi la sortie de Version en 2007 fait partie de mes pus grands souvenirs. Je suis DJ et producteur, mais rien ne remplace la scène. Je ne sais pas encore si Uptown Special sera suivi par une tournée. Si c’est le cas, il faudra créer quelque chose de vraiment spécial, car, par exemple, je ne pourrai pas inviter Bruno Mars chaque soir.
À quand remonte votre découverte du funk ?
Lorsque j’étais enfant, mn père écoutait les albums de Graham Central Station et d’Ernie K-Doe à la maison. J’ai eu ma première guitare à dix ans. À l’époque, tous les kids voulaient jouer « Jump » de Van Halen ou du Jimi Hendrix. Moi, j’avais choisi « Cut the Cake » de The Average White Band ! Des années plus tard, Zigaboo Modeliste des Meters a joué à mon mariage… Mon premier coup de coeur était « The Reflex » de Duran Duran quand j’avais quatre ans, surtout à cause de la guitare de Nile Rodgers. Je connais Nile depuis que j’ai sept ans, car c’est un vieil ami de mon beau-père (Mick Jones, guitariste de Foreigner, ndr). Nous avons collaboré tous les deux sur un album de Duran Duran en 2010 et en fin d’année dernière, Nile m’a fait écouter les nouveaux titres de Chic dans son studio. Comment ça sonne ? Comme du Chic classique ! Vous allez adorer si vous êtes fans.
Vous avez également rencontré Prince il y a quelques années…
Oui ! Une histoire amusante : il y a une dizaine d’années, j’étais DJ dans un club New-yorkais. Au cours de la soirée, on vient m’annoncer que Prince est dans le club. Là, je me dis « il faut que je le fasse réagir en passant un titre qui tue ». Je pose alors sur la platine un disque rare de Sangre Nueva, un groupe du label Fania, et je choisis un titre latino/funk qui contient un breakbeat démentiel. Bingo, Prince arrive quelques minutes dans la cabine avec deux gardes du corps. Il me demande comment je m’appelle et nous discutons un peu. Pendant ce temps, je passe un vinyle de Stevie Wonder, une version pirate d’un test-pressing de « All I Do ». À l’époque, Prince était engagé dans une campagne anti-bootlegs et il me dit (prenant une voix aiguë) « Quoi ? Tu passes un pirate de Stevie ! Attends, je l’appelle pour lui dire qu’un type est en train de passer un bootleg dans un club new-yorkais », puis il sort son téléphone et se met à composer un numéro. J’ai un peu paniqué en lui expliquant que ce disque m’appartenait, mais j’ai vite compris qu’il me mettait en boîte.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Mark Ronson Uptown Special (Columbia/Sony Music). Disponible en CD, LP et version digitale.