L’an dernier, Sharon Jones a lutté contre un vilain cancer du pancréas qui l’a empêché de sortir son nouvel album. Give the People What They Want arrive le 13 janvier 2014 alors que la maladie s’efface peu à peu. Une autre bonne nouvelle : la Godmother de la soul a bien l’intention de chanter encore quelques années.
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Funk★U : Vous avez été victime d’une alerte cancéreuse l’an dernier. Vous reveniez aujourd’hui avec un nouvelle album, Give the People What They Want et une tournée qui passera par la France au printemps. Vous sentez-vous comme une combattante de la soul ?
Sharon Jones : Certaines personnes m’ont dit de ne pas retourner travailler pendant au moins un an et demi et de cacher ce que j’avais, mais non ! Je vais revenir telle que je suis. Si je me sens mieux, je veux faire ce que je sais faire. Et Dieu merci, j’ai mes fans derrière moi qui me soutiennent et qui me donnent toute cette énergie positive. Ils me donnent envie de guérir plus vite. J’ai la foi, Dieu m’a bénie. Il m’a donné tout ce que j’ai : mon talent, ma voix et m’a permis de faire ce que j’ai commencé à faire relativement tard, et que je fais encore à 57 ans. Et j’ai encore des choses à faire ces prochaines années ! Je me donne encore huit ou dix ans de carrière. Je ne veux pas faire plein de dates par an, mais je veux faire ce que je peux.
Sharon Jones et les Dap-Kings sont aujourd’hui une valeur sûre de la soul contemporaine. Ce genre a-t-il évolué aux yeux du grand public ?
Regardez les Grammy ou ces trucs, ces gamins dans la catégorie soul ou R&B, ils ne font que de la pop ! Ils mettent cette petit jeune, Taylor Swift, en R&B et soul, c’est quoi ce bordel ?! Je n’ai rien contre elle, mais il y a des labels indépendants qui font de la vraie soul et qui ne sont pas reconnus, juste parce qu’ils sont indépendants et qu’ils ne donnent pas leur argent aux majors. Ces gamins se font des millions !
Aujourd’hui, vous êtes aussi bien reconnue par les gens qui savent ce qu’est la soul, non ?
Bien sûr ! Mais les gens ne vont pas d’eux-mêmes sur leur ordinateur pour nous écouter, donc on doit être vus à la télévision. Les plus vieux n’ont même pas d’ordinateurs, mais ils regardent les Awards. Il faut que les labels indépendants et la soul soient reconnus. Je ne parle pas que de Daptone Records. En Europe, il y a beaucoup de labels de soul indépendants. Ils ont commencé à pousser dans les années 1990.
En parlant des années 1990, comment avez-vous décidé à cette période de débuter une carrière solo ?
Ça s’est fait naturellement, il y avait ces jeunes en studio (Gabriel Roth et Philip Lehman, fondateurs de Desco Records, ndr), ils étaient en train de faire un 45-tours, une sorte de R&B, du James Brown mélangé à de l’afrobeat façon Fela Kuti. Ils créaient des trucs, je leur ai dit « vous écrivez, moi je chante », et j’ai apporté le côté soul. C’est comme ça que j’ai trouvé mon style, en traînant avec ces gars-là. Et on a continué. On n’a jamais changé pour faire du mainstream, on a rejeté les conseils du genre « si tu veux être connu, chante plutôt comme ça« . On est convaincus qu’en restant qui nous sommes, les gens viendront quand même nous trouver. Il y a internet, et si on sort des choses, les gens peuvent les écouter. On a juste plus besoin de reconnaissance. Ça va arriver. Il faut rester curieux.
Est-ce qu’en commençant votre carrière solo, vous aviez la volonté de montrer ce qu’était la soul telle que vous l’entendiez ?
Oui, j’étais dans cet état d’esprit. Mais je n’était pas seule, nous étions un groupe. J’ai traîné avec ces mecs, ils étaient complètement voués à cette musique. Puis ils ont eu des enfants, une famille, on avait besoin d’argent. J’ai acheté une maison à ma mère, c’était important pour moi, j’ai des traites à payer, j’ai des frais, je ne suis pas mariée, je veux aider ma famille. Je leur ai dit « d’abord je me protège, et le reste est pour vous ». Cette année je ne peux même pas acheter de cadeaux. La dernière fois que j’ai travaillé, c’était le 2 mai, je n’ai pas d’argent. Et tout ce que j’ai, je dois le mettre dans mon assurance maladie, pour la chimio-thérapie. Je ne touche pas le chômage. On doit se remettre au boulot.
La galère, c’est un peu l’histoire de la soul, non ?
Bien sûr, et c’est pour ça que quand je monte sur scène j’ai toute cette énergie et cette passion. J’adore me battre. Mais je commence à être fatiguée. Je voudrais avoir un bateau pour me reposer, je ne veux pas un yacht, mais j’adore pêcher. Je voudrais une maison près d’un endroit où je pourrais le faire. Être au calme, passer des heures sur un bateau. Quand je ne suis pas sur la route, je ne veux pas entendre de musique, pas de bruit, je ne veux rien entendre. Je veux la paix et le calme. Il faut un endroit pour se reposer, pour mieux se remettre au boulot.
On a l’impression que votre nouvel album est justement plein de ce genres de messages, à l’image du premier single « Retreat ».
Oui, c’est vrai. « Retreat », le morceau qui est sorti cet été, en août, avait été enregistré depuis près d’un an. On avait 27 morceaux, et ils on voulu en garder certains pour un autre album. Ce qui est bien, car quand on est sur la route, on n’a pas le temps d’écrire pour sortir un disque tous les deux ou trois ans. Il se peut qu’on sorte un autre album très vite, peut-être l’an prochain. Et il aura un son différent. Je ne choisis pas les morceaux qu’on met sur le disque, je chante et ça me va très bien. Je ne m’occupe pas des questions de production, je laisse ça au Dap-Kings. Je m’affaire à raconter ces histoires et à assurer sur scène.
Qu’est ce que ça vous fait de travailler avec des gens qui sont plus jeunes que vous ?
Ils étaient plus jeunes il y a 15 ans, maintenant ils sont adultes, donc il n’y a plus de différence ! Je les ai vu grandir, se marier et avoir des enfants. Je pense que c’est pour cela que nous avons notre propre identité et notre son, car nous sommes ensemble depuis si longtemps. J’adore les regarder. On s’est perdus de vue à un moment, puis on s’est retrouvés. C’est super, on se connaît vraiment. Joe (Crispiano, guitare, ndr) est celui que je connais le mieux. Thomas (Brenneck, guitare, ndr) est parti pour monter son label, Dunham (qui produit notamment le Menahan Street Band et Charles Bradley, ndr). Homer (Steinweiss, ndr), le batteur, avait 16 ans quand il a commencé à jouer avec moi. Maintenant il a la trentaine. C’est formidable, c’est pour ça qu’on est si proches. Et musicalement, ils m’apprennent des choses, ils collectionnent les disques. On est connectés quoi qu’il en soit. Peu importe l’âge, ils avaient 16 ou 18 ans, mais ils étaient aussi bon que des gens qui en avaient 30.
Peut-on dire que Daptone Records est une sorte de réunion de Stax et de Motown aujourd’hui ?
Exactement, c’est ce que je dis toujours. Nous sommes les Stax et Motown d’aujourd’hui. Et plein d’autres en fait, je ne peux pas les nommer, mais il n’y avait pas qu’eux à l’époque. Ils ont disparu, comme les artistes qui étaient signés chez eux. Smokey (Robinson) était le plus intelligent, il a beaucoup écrit. Il faut écrire pour toucher de l’argent, c’est la règle. Je n’écris pas beaucoup de morceaux, mais je m’assure qu’on me paie. Et plus on vend de disques, plus j’ai d’argent. J’ai travaillé dur. Et si on remplace ma voix, les morceaux ne seront pas les mêmes. Je ne suis pas avare, je sais que je touche 10 ou 15% sur nos morceaux, ça me va.
Ça ne vous dérange pas que les Dap-Kings jouent avec d’autres chanteurs ?
Non, on est une famille, on fait ce qu’on veut. Le Budos Band, Le Menahan Street Band, Charles Bradley, Lee Fields, je prie pour eux. Ils m’ont donné du boulot !
Vous avez chanté avec Lee Fields et Charles Bradley, vous avez un peu le même type de parcours.
Lee a toujours voulu faire ses trucs, mais maintenant d’autres écrivent pour lui. Je suis heureuse d’avoir fait des choses avec ces deux-là et j’espère qu’on le refera. La dernière fois que j’ai vu Charles, je lui ai dit que sans Daptone Records, il ne serait pas là. Il s’est énervé, mais c’est la vérité. Il s’en sort bien ! Je lui dit juste d’arrêter d’essayer d’être James Brown, qu’il soit lui-même. James, c’est Dieu !
On vous aperçoit dans le nouveau film de Martin Scorsese, Le loup de Wall Street.
Ça fait plus d’un an qu’on a fait ça ! Ils ont repoussé la date de sortie plein de fois. Un des producteur est fan de ce que nous faisons, il nous a appelé pour qu’on soit le groupe qui joue lors de la scène du mariage interprété par Leonardo DiCaprio. On a fait « (Push Push) In the Bush » et « Goldfinger », je ne me souviens plus des autres, mais c’était super cool. Je ne sais même pas si on va nous voir dans le film, ils ont pu le couper au montage (Les Dap-Kings apparaissent furtivement, ndr.). Dans la bande-annonce, on nous voit. C’est mon deuxième film. Non, en fait, trois : je suis sur le DVD de Lou Reed, Berlin. Et je suis aussi passé dans le Saturday Night Live avec Michael Bublé !
Vous avez ouvert pour Prince au Stade de France en 2011, comment est-ce arrivé ?
En janvier 2011, on a fait le Madison Square Garden avec lui, puis quand l’été est arrivé, nous étions en tournée, mais on a fait deux dates européennes avec lui, en Belgique et à Paris. Au départ je ne voulais pas le faire, ça empiétait sur nos jours de repos. Mais c’était payé 80 000 dollars, plutôt cool. Donc au départ je disais « non, non ! », puis on m’a dit combien c’était payé, et là j’ai dit » Ok, faisons-le, je peux monter sur scène pour 30 ou 45 minutes ! ». On n’a pas trop passé de temps avec lui. Mais il m’a appelé ‘sister’ pendant une fête, j’étais touchée. Je me fiche de ce que les gens disent de lui, il est excellent sur scène. Et j’aime le fait qu’il la joue perso.
Avez-vous l’intention d’écrire à propos de votre cancer ?
Non, je ne suis pas dit que j’allais écrire dessus, mais si quelque chose me vient, je le laisserais sortir. Ce n’est pas ma préoccupation. À l’heure actuelle, j’ai surtout envie de sortir de tout ça.
Propos Recueillis par Noé Termine
Sharon Jones & The Dap-Kings Give the People What They Want (Daptone/Differ-Ant). En concert à Paris (L’Olympia) le 6 mai.