Avec Emily’s D+Evolution, son nouvel album, Esperanza Spalding propose un disque-concept personnel aux sonorités largement éloignées de ses premières inspirations jazz. Explications
★★★★★★★★★
Funk★U : Qui est en face de nous? Esperanza Spalding ou Emily D ?
Esperanza Spalding : Les deux. Emily est mon deuxième prénom.
Quelle est l’histoire d’Emily ?
Cette histoire est née au plus profond de moi. « Good Lava », le premier titre de l’album, évoque une éruption volcanique, le besoin d’exploser. La lave peut être destructrice, mais elle peut aussi être purificatrice et créative. Elle peut créer des îles. Emily est comme une éruption des choses qui sommeillaient en moi depuis des années. Cette éruption peut aboutir à un désastre, ou bien déboucher sur quelque chose de nouveau.
Vous avez interprété les chansons d’Emily’s D + Evolution sur scène avant même la sortie de l’album. Pourquoi ?
Nous jouons Emily D’s + Evolution sur scène depuis le mois de mai 2015. L’album aurait dû sortir avant la tournée, mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. En revanche, c’est très intéressant d’observer les réactions du public devant de nouvelles chansons qu’ils ne connaissent pas. C’est un peu effrayant, mais lorsque ça fonctionne, le retour est fantastique. Dans la vie, lorsqu’on veut faire face à sa propre identité, rien n’est prévu à l’avance. Ca me fait penser aux travestis qui sortent dans la rue pour la première fois avec leur nouvelle apparence. Ils ne vous envoient pas un faire-part la veille en vous expliquant « hey, demain je vais sortir de chez moi habillée en homme ! » (rires).
Parlons de votre nouveau look « afro-lunettes ». Cette nouvelle apparence fait-elle partie du concept ?
Totalement. Je portais des lunettes quand j’étais plus jeune, et mon afro est une sorte d’antenne de développement intellectuel et spirituel vers des sphères plus élevées, alors que ma musique tend plutôt vers les racines. C’est une question de gravité, et je me situe quelque part entre ces deux niveaux. C’est ce qui m’aide aussi à conserver mon équilibre en tant que personne… Je me pose aussi beaucoup de question sur la basse : quel est son rôle, son son, son beat ? Il n’y a rien de flashy dans mon jeu de basse sur Emily’s D + Evolution. Tout est basé sur les racines, la terre ferme.
Hier soir, à la Cigale, nous avons entendu de la pop, du rock, du reggae…
What (air choqué) ? Vous avez entendu ça ?
Des fragments, car cette musique est difficile à qualifier.
Je ne saurais pas la qualifier non plus. Toutes ces chansons m’ont surprise pendant que je les écrivais. J’ai travaillé dessus pendant un an avec le groupe. Tout ce je peux dire, c’est que ce sont les chansons les plus sincères que je peux écrire en ce moment. Quand je joue avec Wayne Shorter et un orchestre symphonique, c’est aussi sincère, mais ces chansons, cette musique et ces histoires sont proches de mon cœur à un tel point que ça m’effraie parfois. Quand on joue de la musique improvisée sur un instrument, on est un peu distant de ses propres sentiments. Avec ces chansons, je me sens beaucoup plus exposée car j’exprime vraiment ce que je ressens.
D’un point de vue stylistique, Emily’s D + Evolution est très éloigné de Chamber Music Society et Radio Music Society. Appréhendez-vous la manière dont cet album sera perçu par la « famille jazz » ?
Non, car j’en fais toujours partie. C’est comme si j’étais juive : si j’épouse un non-juif, je reste juive quoiqu’il arrive. Je fais confiance à mon inspiration et je ne mens pas à mon public ou à ma muse. Emily’s D + Evolution explique où j’en suis en tant qu’artiste. Je n’ai jamais promis d’être éternellement une musicienne de jazz à vie et je ne jouerai pas des standards toute ma vie. Quand Brian Blade joue « Mama Rosa », il est toujours un des meilleurs motherfuckers à la batterie. Il dit la vérité quand il joue de la batterie. Je fais la même chose avec ma basse et avec ma voix.
Emily D est-il un projet à long-terme ?
Ce projet me permet d’aborder la poésie, le théâtre, l’improvisation et la performance artistique au sens large. J’ai toujours rêvé de ça et ça ne me quittera pas du jour au lendemain. Emily fait partie de ma vie. Je ne sais pas quel rôle elle va jouer à l’avenir, mais je sais que je veux continuer à explorer les nouvelles facettes de ma créativité. C’est aussi un work-in-progress car je ne sais pas à quoi va ressembler le projet au cours des prochains mois. C’est un processus évolutif.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Esperanza Spalding Emily’s D + Evolution (Concord/Decca Records/Universal). Disponible le 4 mars en CD, vinyle et version digitale.