Choriste et voix incontournable de la galaxie P-Funk, Gary « Mudbone » Cooper retrace pour Funk★U 50 ans d’une carrière hors-normes où se croisent entre autres George Clinton, Bootsy Collins, Prince, Dave Stewart et bien d’autres. Entretien à chœur ouvert.
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Funk★U : à quand remonte ton premier souvenir musical ?
Gary Mudbone Cooper : Mon premier souvenir musical remonte à l’âge de trois ans. A l’époque, nous vivions à Baltimore dans une maison à trois étages. Ma tante Lucille, la sœur aînée de ma mère, vivait au rez-de-chaussée. Nous étions au premier étage, mon père, ma mère et moi et Ann, la sœur cadette de ma mère était au troisième étage avec ses deux fils. Tous les matins, je descendais l’escalier pour aller voir ma tante qui préparait des pancakes. Elle en faisait tous les matins, comme une religion, et elle chantait par-dessus les radios gospel. Elle n’écoutait que du gospel, et c’est comme ça que j’ai entendu pour la première fois Mahalia Jackson, les Dixie Hummingbirds et tous les autres chanteurs et groupes gospel… Un matin, je me suis mis à chanter avec elle pendant qu’elle préparait les pancakes. Elle m’a dit : « Gary, tu sais que tu as une belle voix ? Veux-tu me faire plaisir en venant chanter à l’église dimanche prochain ? ». Le dimanche suivant, j’ai donc chanté pour la première fois en public à l’église. Je me souviens que les personnes présentes avaient été très émues. Certaines pleuraient, et comme j’avais trois ans, je me demandais si j’avais fait quelque chose de mal (rires)… Vers sept-huit ans, j’ai intégré la chorale des adolescents, puis celle des adultes quand j’étais encore adolescent. A cette époque, j’ai également commencé à chanter dans un groupe local de l’Est de Baltimore, Ricky and the Chips. Je devais avoir douze ou treize ans. Ricky était le leader du groupe, que ses parents manageaient, et je chantais en imitant James Brown, et j’étais si bon dans ce rôle que tout le monde m’appelait Baby James Brown à Baltimore.
Avec Ricky and the Chips, on donnait souvent des concerts en plein air ou dans la rue, et parfois pour un programme communautaire qui s’appelait Operation Champ. On jouait à l’arrière d’un camion et des repas étaient distribués gratuitement pour la communauté. Un jour, James Brown est venu jouer au Baltimore Civic Center (en 1966, ndr.), et Maceo Parker nous a vu jouer dans la rue. Il s’est présenté à nous en nous disant qu’il faisait partie du groupe de James Brown et il nous a félicité, avant de nous inviter au concert. Quelques années plus tard, j’ai joué au Civic Center avec le groupe The Civics, dans lequel chantait aussi Robert « Peanut » Johnson. Les Temptations et Stevie Wonder étaient en tête d’affiche, et pendant notre concert, j’ai pu faire mon numéro de Baby James Brown et j’ai reçu une standing ovation.
A Baltimore, il y avait beaucoup de musiciens comme Dennis Chambers, Rodney « Skeet » Curtis et Chester Thompson. Je ne les connaissais pas, mais ils savaient tous qui était Baby James Brown. Nous étions très réputés, et notre show était construit comme la revue de James Brown. J’avais pris sa gestuelle et ses pas de danse en le voyant à l’Apollo, j’avais les costumes et tout le reste, et quand je me suis retrouvé dans le Rubber Band, j’avais dans mon élément, car il était constitué à 70% des JB’s avec Bootsy, Catfish, Maceo Parker, Fred Wesley, plus Frankie « Kash » Waddy (batterie, ndr.), Joel « Razor Sharp » Johnson (claviers, ndr.), Robert « Peanut » Johnson et moi venions de Baltimore, et Rick Gardner (trompette, ndr.) avait joué dans un groupe qui s’appelait Chase. A Baltimore, j’ai eu aussi la chance de jouer dans pas mal de groupes différents. Après avoir été Baby James Brown, j’ai rejoins les Jetsons, un groupe entièrement blanc qui venait d’Essex. C’est la première fois que j’ai gagné un peu d’argent, et ils reprenaient aussi bien Otis Redding et James Brown que Chicago ou Blood Sweat and Tears. C’étaient d’excellents musiciens, et j’ai beaucoup appris avec eux, et surtout que la musique n’avait pas de barrières. Un peu plus tard, j’ai fait partie de Madhouse, un groupe entièrement noir. J’entrais sur scène dans un cercueil et nous reprenions des titres de YES sur scène comme « Roundabout », « Close to the Edge », et une reprise de « People Make The World Go Round» des Stylistics qui terrassait le public chaque soir. Ces concerts nous ont permis de décrocher des premières parties des Ohio Players, WAR, Funkadelic et des Bar-Kays, entre autres. Quand Bootsy m’a engagé dans le Rubber Band, George Clinton m’avait demandé de lui trouver un batteur et un bassiste pour Parliament-Funkadelic. J’ai proposé le job à Bunky, notre bassiste de Madhouse, mais il n’était pas intéressé. Du coup, j’ai ramené Rodney « Skeet » Curtis, qui était mon second choix, et il a été parfait !
Comment as-tu intégré le Bootsy’s Rubber Band de Bootsy Collins?
En 1973, Bootsy et Frankie « Kash » Waddy sont venus me chercher à Baltimore et j’ai déménagé à Cincinnati, où Bootsy vivait chez sa mère, dans une rue qui s’appelait Kemper Lane. Quand je suis arrivé, j’ai été surpris de constater que Bootsy vivait encore chez sa mère. J’avais vu ce type jouer avec James Brown, ce qui était énorme à l’époque, et la maison de sa mère était tout juste correcte, bien en-dessous de celle mes parants à Baltimore. J’avais l’impression d’avoir fait une erreur en venant m’installer à Cincinnati, mais nous nous sommes tout de suite mis au travail et la première chanson que nous avons écrite ensemble est « I’d Rather Be With You ». Bootsy a écrit la majorité du titre, et moi le refrain. (Il chante) : « I’d rather be with you, yeah. Yeah I’d rather be with you. » C’était la première fois que je doublais ma propre voix en harmonie sur un disque, car Peanut n’était pas là. Nous avions enregistré aussi d’autre démos, dont « Say Something Good », « Together In Heaven » et « Love and Understanding ».
Tu serais également à l’origine des fameuses lunettes étoilées de Bootsy.
Oh yeah. C’était juste avant d’enregistrer « I’d Rather Be With You ». Un soir, je suis descendu pour aller aux toilettes chez la mère de Bootsy. En retournant dans ma chambre, il m’a entendu et m’a demandé de venir le voir. Il m’a dit : « hey, man, regarde ça. » Sur une feuille de papier, il avait dessiné une basse en forme d’étoile. Je lui ai répondu que c’était super-cool, et en retournant dans ma chambre, j’ai pris une feuille de papier et j’ai dessiné des lunettes de la même forme, et je lui ai montré, et voilà… Plus tard, je lui ai demandé un copyright, mais je n’ai jamais rien touché. Cette fait partie d’une ou deux déceptions que j’ai dû subir dans le music business, qui est souvent très injuste.
Te souviens-tu de ta première rencontre avec George Clinton ?
Nous avions fait la première partie de Funkadelic à Baltimore avec Madhouse. Après le concert, George est venu nous dire qu’il aurait dru faire partie de notre groupe, tellement notre performance lui avait plu. Je l’avais remercié du compliment, et je le lui avais dit : « si tu cherches un chanteur, voici mon numéro. » La première fois que j’ai enregistré pour George, c’était pour l’album Chocolate City de Parliament, pratiquement en même temps que Stretchin’ Out in a Rubber Band. Avec Bootsy, on avait enregistré des choses pour Chocolate City. Avec Catfish et Bootsy, nous avions une chanson intitulée « Together in Heaven » et créditée sous le nom de Bootsy, Phelps et Gary, qui a fini sur l’album sous le titre « Together ». C’est sur Chocolate City que George m’a demandé de jouer de la batterie. Au départ, j’ai cru qu’il blaguait. Nous étions chez mon père, on fumait quelques joints, entre autres, et à un moment je me suis mis à tapoter sur la table. George m’a dit : « mec, pourquoi tu ne jouerais pas de la batterie ? ». Je lui ai répondu : « tu dois être défoncé, je n’ai jamais joué de batterie de ma vie ! ». Il m’a dit que je n’avais qu’à rejouer le rythme que j’étais en train de tapoter sur une batterie, et ça a donné « P-Funk (Wants to Get Funked Up) ». Je n’avais jamais joué de batterie de ma vie, ni pris une seule leçon, mais quand j’étais Baby James Brown, je devais m’inspirer du timing de James Brown qui était le meilleur dans le genre. Après avoir été Baby James Brown, j’ai donc travaillé avec une grande partie des JB’s. J’ai même enregistré une fois en studio avec James Brown et George. C’était dans le Tennessee, et James était venu frapper à la porte et j’ai chanté avec lui !
Tu as donc enregistré avec George avant de monter sur scène avec Parliament-Funkadelic ?
Exactement. Quand j’ai commencé à travailler avec George, les Parliaments originaux étaient encore là. Le seul membre original de Funkadelic était Tawl Ross. La musique de Parliament était en train de changer avec des titres comme « P-Funk (Wants to Get Funked Up) » et un peu plus tard « Give Up the Funk (Tear the Roof Off The Sucker) ». Ça fait partie des choses que j’ai apportées au groupe, et on chantait de très bonnes harmonies avec Garry Shider. Sur le premier album du Bootsy’s Rubber Band, Peanut est crédité, mais il ne chante pas sur ce disque. Au chant, c’est moi, Bootsy, une fille qui s’appelait Leslyn Bailey et Garry Shider. Avec Garry, on chante sur « Another Point of View », sur « Love Vibes », c’est moi et Leslyn, et les chœurs à la fin de la chanson, c’est moi, Garry Shider et Glenn Goins pour la première fois. Bien sûr, Bernie Worrell est aux claviers, même si Razor Sharp est crédité. Il y avait aussi un autre type aux claviers, Fred Flintstone, que j’avais ramené de Baltimore. Cordell « Boogie » Mosson joue de la batterie sur « I’d Rather Be With You » et « Vanishing In Our Sleep ». Je joue aussi de la batterie sur « Another Point of View », et Bootsy sur « Stretching Out », il me semble. Je joue aussi sur beaucoup d’autres chansons, dont « Can’t Stay Away », « What’s a Telephone Bill? », « Night of the Thompasorus People », « Liquid Sunshine », « Aquaboogie » de Parliament, « Insurance Man for the Funk » de Bernie Worrell, « Mr. Melody Man » de Parlet, « When You’re Gone » des Brides of Funkenstein et « Atomic Dog », entre autres…
À quoi ressemblaient les séances studio de Parliament-Funkadelic ?
C’était très organisé, très professionnel. Je vois les choses comme ça : pour certains, elles auraient pu sembler chaotiques, mais il y avait un budget et un certain enjeu lors de ces séances, et même s’il y avait des tas de musiciens dans le studio, dont certains avaient un look extravagant, chacun donnait le meilleur de lui-même et ça donnait souvent de la très bonne musique.
Quels sont tes premiers grands souvenirs de tournée ?
Le Rubber Band tournait avec Parliament-Funkadelic dans les années 1970, et notre tourneur avait conseillé à George et à Bootsy d’être les têtes d’affiche de leurs tournées respectives. Sur scène, on donnait du fil à retordre à George. Le Rubber Band, c’était du sérieux. Ma première grande tournée, c’était avec le Bootsy’s Rubber Band. C’était aux alentours de 1975 et nous étions venus en Angleterre. Là-bas, la presse écrivait que Bootsy était le Jimi Hendrix de la basse. Funkadelic était déjà venu avant nous, mais la presse était très excitée et nous avions aussi fait quelques dates en Allemagne. L’année suivante, en 1976, un jeune musicien alors inconnu est venu nous voir à notre hôtel après un concert au Fox Theater d’Atlanta. Tous les soirs, après chaque show, nous avions l’habitude de nous retrouver pour discuter du concert avec le groupe. Ce soir-là, on a frappé à la porte et je suis allé ouvrir. J’ai découvert un gamin qui me demandait timidement s’il pouvait voir Bootsy. Je viens des rues des quartiers Est de Baltimore et j’étais habitués aux deals. Parfois, on frappait à la porte : « je suis venu voir Big John ». « Qui veut le voir ? ». « Dis-lui que c’est Little Willie ». « Big John, un motherfucker qui s’appelle Little Willie veut te voir. Je lui ouvre ? OK, entre…» (rires). J’ai fait la même chose avec ce gamin qui disait s’appeler Prince. Bootsy l’a laissé entrer, et Prince lui a posé quelques questions sur l’industrie du disque et les tournées, puis il est parti. En partant, il a remercié Bootsy, puis il m’a remercié de l’avoir laissé entrer. Pas de quoi, mec. J’étais loin de m’imaginer qu’il allait devenir un super motherfucker… Quelques années plus tard, en 1983, nous avons enregistré l’album P Funk Live at the Beverly Theater Hollywood. J’étais backstage, et je me préparais à entrer sur scène pour chanter « Red Hot Mama ». Ron Ford (choriste des P-Funk All-Stars, ndr.) était avec moi, et nous avons entendu quelqu’un demander « où est George ? ». Je me suis retourné et c’était Prince. Je lui ai demandé pourquoi il était venu, et il m’a répondu qu’il était juste venu voir ce qu’il se passait. Ron lui a dit : « bouge pas, enfoiré, tu vas t’en prendre plein la gueule ! » (rires).
Tu es crédité dans l’album de Prince Graffiti Bridge (1990). Quelle a été ta contribution ?
J’étais dans un studio avec George à Detroit, et Alan Leeds, qui était tour-manager de Prince, était présent. Au moment où je suis arrivé, ils écoutaient un playback ensemble. J’ai demandé à Alan de quoi il s’agissait, et il m’a répondu que c’était un nouveau titre de Prince, puis il m’a dit : « c’est lui qui m’a envoyé ici, car il voudrait que tu joues de la batterie dessus. » Je lui ai demandé qui jouait de la batterie sur le titre que nous étions en train d’écouter, et il m’a répondu que c’était Prince. J’étais étonné qu’il me le demande, mais c’est comme ça que j’ai fini par jouer la partie de « We Can Funk ». Je ne me suis pas posé de questions, et on ne peut rien refuser à Prince (rires) !
Tu as participé au mythique Earth Tour avec Parliament-Funkadelic, qui fait partie des plus grandes tournées de tous les temps. Quel souvenir en gardes-tu ?
C’était une tournée gigantesque, avec le Mothership sur scène et des tas d’autres trucs. Toute la scène musicale avait les yeux sur nous, y compris des groupes rock comme Electric Light Orchestra qui avaient aussi leur soucoupe volante sur scène. De nôtre côté, tout nous paraissait normal. On ne pensait pas à tout ça, et George était en pleine forme, drôle comme jamais. « Earth, hot air and no fire » (rires). A l’époque, le seul groupe qui bénéficiait d’une plus plus grosse production live, c’était Kiss, qui avait plus de moyens que les Rolling Stones, mais voir Parliament-Funkadelic sur scène avec le Bootsy’s Rubber Band, c’était énorme. Sly Stone était là aussi, pas avec la Family Stone originale, juste avec Cynthia Robinson. Sly m’avait à la bonne, et j’ai fini la tournée dans son tourbus. Je l’avais rencontré pour la première fois en 1970 quelque part en Louisiane, et je me souviens avoir pris des photos de lui avec Dawn Silva et Lynn Mabry pendant le Earth Tour…
Cette tournée grandiose marque pourtant la fin de la grande époque P-Funk, comme s’il s’était écroulé sous son propre poids.
C’est la vérité, et j’ai fini par m’éloigner du P-Funk en 1979, juste après la sortie d’Aquaboogie, qui avait été classé numéro un. Nous avions donné un énorme concert au Coliseum de Los Angeles. Tout le monde était venu, Michael Jackson était même backstage. Le matin suivant, je suis monté dans le premier avion pour Cincinnati et j’ai quitté le show-business… Les choses avaient changé, et je ne voyais plus Bootsy et George de la même manière. De plus, j’avais d’autres propositions qui s’alignaient : Rick James voulait que je fasse partie de son groupe, en fait, Jeffrey Bowens de la Motown voulait signer le Rubber Band avant Warner Bros., et ils sont allés vers lui à la même époque. Heart, le groupe des sœurs Wilson, m’avait aussi appelé. Frank Zappa voulait nous recruter, moi et Glenn Goins, pour faire partie des Mothers of invention. Plus tard, Maceo m’a demandé de remplacer son fils Corey, mais je ne me voyais pas porter un costume-cravate tous les soirs (rires) ! Roger Troutman m’a aussi proposer de rejoindre Zapp, mais leur show était trop répétitif et millimétré pour moi. Je n’avais pas envie de faire la même chose tous les soirs. Un jour, Stevie Wonder a envoyé deux filles venir me chercher à mon hôtel. Elles m’ont emmené chez lui, et il m’a dit : « Mudbone, j’adore ta voix. Viens chanter avec nous. » Je lui ai répondu : « Stevie, ça me touche beaucoup, mais en ce moment, j’ai l’impression d’avoir perdu mon âme. J’ai besoin de rentrer chez moi et de me retrouver. » Stevie m’a dit qu’il comprenait.
Je ne voulais plus entendre parler du show-business et je suis retourné à l’église et j’ai étudié la Bible. J’avais trouvé un job dans le télémarketing, et j’ai beaucoup appris sur le métier de la vente. J’ai fait ce boulot de 1979 à 1981, et un jour, mon boss est venu vers moi et m’a dit : « George Clinton est au téléphone. Il veut te parler. » J’ai demandé à mon patron ce que je devais faire et il m’a répondu : « tu devrais lui parler. On sait d’où tu viens. » J’ai pris l’appareil, et George était à l’autre bout du fil avec Mallia Franklin : « Hey, man, on a une nouvelle chanson. Rejoins-nous à Detroit ! ». Je lui ai répondu que je n’en avais pas envie, que ma nouvelle vie me convenait car je n’avais plus de problèmes de drogue ou d’argent. George m’a dit : « je te promets que les choses seront vraiment différentes cette fois. » je n’ai pas donné ma réponse tout de suite, mais j’ai fini par accepter car mon patron m’avait promis de me réembaucher si les choses tournaient mal à Detroit. Il m’avait même proposé le poste de manager régional, avec tous les avantages qui allaient avec : une meilleure paye, une voiture de fonction et tout ce qui va avec…
Je suis donc allé à Detroit, et la nouvelle chanson de George, c’était « Atomic Dog », sur laquelle je joue de la batterie et je fais les chœurs. Au moment de l’enregistrement, George s’était enfermé pendant trois jours dans un hôtel juste en face du studio. Il avait peur de sortir de sa chambre. Quand il est arrivé à la séance, on aurait dit qu’il venait de faire la fête avec le diable. Il était complètement déchiré, mais lorsqu’il a commencé à entendre le playback de la chanson, il a suggéré quelques idées. David Spradley, qui jouait de la guitare, avait eu celle de passer la musique à l’envers, Garry Shider a mis en place les voix et Dennis Chambers avait joué une partie de batterie. En écoutant sa partie, George n’était pas satisfait. Il m’a dit : « il manque une respiration entre la caisse claire et la grosse caisse. » Je me suis installé à la batterie, placé un micro sur la caisse claire et j’ai rejoué la partie en ajoutant une respiration. C’est cette partie qu’on entend sur « Atomic Dog », et le reste fait partie de l’histoire du funk !
A cette époque, tu te lances dans deux projets solo, Gary & Garry et Sly Fox, avec le single « Let’s Go All the Way ».
A Detroit, j’ai rencontré Ted Currier, le manager qui était parvenu à décrocher un contrat d’enregistrement pour George Clinton, alors que personne ne voulait entendre parler de lui dans les maisons de disques. Lors de mon premier rendez-vous, Ted m’a demandé ce que j’avais envie de faire. Je lui ai répondu que je ne voulais pas refaire ce que j’avais fait avec George et Bootsy. Je n’avais pas envie non plus de monter un groupe, mais que je préférerais l’idée de créer un duo. A l’époque, la plupart de ceux qui avaient du succès étaient montés de toutes pièces pour des raisons marketing, comme Michael Jackson et Paul McCartney, ou Dionne Warwick et les Bee Gees qu’on voyait tout le temps sur MTV. J’ai dit à Ted Currier : « imagine le chanteur de Parliament-Funkadelic et celui du Bootsy’s Rubber Band ensemble ». Il a été emballé et il est revenu le lendemain avec un budget de 8 000 $ pour enregistrer une démo de deux titres. C’est comme ça qu’est né Gary & Garry, avec Garry Shider. Nous avons enregistré deux titres aux United Sound Studios de Detroit, « Dance Rockit » et « Satisfied », avec David Lee Spradley, Eddie Hazel, George et Mallia Franklin.
Peu après, Capitol Records nous a proposé un contrat en or, encore plus important que ceux que George avait réussi à décrocher pour Bernie, Eddie et Bootsy, même s’ils n’ont jamais reçu les sommes qu’on leur avait proposées, car George avait pratiquement tout pris pour lui, en payant seulement aux autres ce qu’il avait bien envie de leur donner. Quand George a vu la somme que nous proposait Capitol Records pour Gary & Garry, il est devenu fou. Mais en coulisses, Nene Montes (manager à l’époque de George Clinton, ndr.) a torpillé le contrat auprès de Capitol, et le deal est tombé à l’eau. J’ai dit à Garry : « je t’aime comme un frère, mais je ne vais pas passer à côté de ce deal. » Puis j’ai parlé à Ted Currier qui ne savait plus quoi faire, car Capitol ne voulait plus de nous. Je lui ai répondu qu’il fallait aller jusqu’au bout (« let’s go all the way », ndr.), puis j’ai raccroché, et j’ai sorti un petit dictaphone, j’ai chanté une mélodie et imaginé un beat, et ça ne m’a pas pris cinq minutes pour écrire une chanson. J’ai rappelé Ted, je lui ai fait écouter ma maquette et il m’a proposer d’aller en studio sans même enregistrer une démo. Je me suis retrouvé à New York et nous avons enregistré « Let’s Go All the Way », et j’ai tout de suite senti que c’était un hit, et c’est ce qui s’est passé (paru sous le nom de Sly Fox, un duo en compagnie de Michael Camacho, la chanson est entrée dans le Top 10 US en 1986, ndr.). Je touche encore des royalties dessus aujourd’hui, et encore plus que pour « I’d Rather Be With You », car « Let’s Go All the Way » a été utilisée dans plusieurs films, et dans la bande originale du jeu Grand Theft Auto. Elle a été aussi reprise par un groupe anglais, Sugababes, et Robbie Williams dans la BO d’Iron Man 3.
Cela amène une question : à l’exception de George Clinton et Bootsy Collins, de quoi vivent aujourd’hui les musiciens historiques du P-Funk ?
Peanut et Garry Shider avaient un peu de droits d’auteurs sur quelques chansons, mais la triste réalité, c’est que le jour où George ne sera plus là, tous les musiciens du groupe encore en activité ne toucheront plus rien. J’avais compris ça depuis longtemps… Garry Shider n’a pas eu ce qu’il aurait dû avoir, Bernie Worrell et Eddie Hazel non plus. Billy Bass Nelson n’a jamais été crédité pour avoir trouvé le nom de Funkadelic, et c’est beaucoup grâce à lui que le groupe a pu se monter. Même chose pour moi avec Bootsy pour « I’d Rather Be With You » et ses lunettes, mais ça ne me pose pas problème, car je connais la vérité. Je n’ai jamais dépendu de Bootsy ou de George pour travailler. J’aime jouer avec eux, mais je peux me débrouiller sans eux et je sais toujours dans quelle direction où aller.
Parmi tes nombreuses séances des années 1980, on t’entend aussi sur des chansons des Ramones (dans la BO de Pet Cemetary, 1989) et de Jack Bruce pour son album blues-rock A Question of Time.
Bernie Worrell m’avait présenté à Jack Bruce, avec qui il enregistrait à New York. Je l’ai rencontré lors de l’enregistrement d’A Question of Time, puis nous sommes partis sur la route. Sur cette tournée, Ginger Baker était à la batterie. Il avait la réputation d’être incontrôlable, mais tout s’est bien passé entre nous. Il me surnommait « Mudpie », et je me souviens qu’il détestait la guitariste qui jouait avec nous, Blues Saraceno. Il n’arrêtait pas dire : « ce type-là n’est pas Eric », en pensant à Clapton. Un soir, sur scène, Ginger Baker me fait signe en me disant « regarde ce que je vais faire ». Tout en jouant, il a rempli un gobelet de whisky, et il l’a lancé en plein tête de Saraceno au milieu d’un solo. Il s’est retourné, furieux, mais Ginger continuait à jouer comme si de rien n’était (rires). Il était fou, et il se dopait pas mal, mais c’était un type très agréable en dehors. Il est venu quelques fois chez moi, je l’ai présenté à ma famille et nous avons passé de bons moments ensemble. Il était très relax, et un jour, il m’a dit que ça lui faisait du bien de passer du temps chez moi. Eddie Hazel avait aussi passé un peu de temps chez moi, peu avant sa mort. Un jour, nous étions dans mon salon, et il s’est mis à pleurer. Je lui ai demandé ce qu’il se passait, et il m’a répondu : « je me sens tellement en paix », alors qu’il était encore accro à l’héroïne. Dans le passé, nous avions pris de l’héroïne ensemble, mais j’avais arrêté, contrairement à Eddie.
En 1994, tu apparais également sur l’album de Dave Stewart Greetings From the Gutter, et vous avez enregistré ensemble ton album Fresh Mud, en 2006. Comment l’as-tu rejoins ?
Dave Stewart est le meilleur professionnel de l’industrie musicale avec qui j’ai jamais travaillé. Bootsy avait commencé un projet avec lui, puis Dave Stewart a enregistré l’album Greetings From the Gutter. A l’époque, j’étais allé voir mes enfants qui vivaient à Cincinnati. Bootsy m’a appelé pour m’expliquer qu’il était en train de travailler sur un album solo et celui de Dave Stewart. Je ne savais qui c’était, mais Bootsy m’a appris que c’était le type d’Eurythmics, celui qu’on voyait jouer de la guitare dans les clips. Bien sûr, je connaissais Annie Lennox, et Bootsy m’a appris que Dave était le responsable du concept du groupe, de la production et même du look d’Annie Lennox. Il m’a demandé si je voulais venir chanter sur son projet. J’ai donc pris l’avion avec Henry Benifield, l’autre chanteur du Rubber Band à cette époque, et nous avons pris l’avion pour Londres et nous avons chanté sur un titre, le single « Jealousy ».
Je suis rentré ensuite à Paris, où je vivais alors, et quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel du bureau de Dave Stewart. Apparemment, ce que j’avais fait lui avait beaucoup plu et il voulait me rencontrer à nouveau. Il allait donner un concert à Paris avec son groupe, le soir où je rentrait d’Allemagne après un concert de Grand Slam. Je me retrouve backstage et au moment de monter sur scène, Dave Stewart m’aperçoit et m’invite à monter sur scène. J’ai décliné sa proposition, car je ne savais pas du tout ce qu’il allaient jouer. Il m’a juste dit : « ce n’est pas grave. Tu pourras monter sur scène dès que tu en auras envie. » Le concert était excellent, mais à un moment, j’ai senti une légère baisse d’énergie. je me suis approché d’un micro et j’ai chanté quelques chœurs, puis je suis retourné derrière le rideau. Puis je suis revenu une ou deux fois, et Dave avait l’air d’apprécier. Après le concert, il m’a donné rendez-vous le lendemain à son hôtel. Sa fille, qui était toute petite, était avec nous dans le restaurant de l’hôtel, et Dave m’a demandé de chanter une chanson pour elle. Après ça, il m’a dit : « j’aimerais enregistrer un album en duo avec toi. On ferait 50/50, comme avec Annie dans Eurythmics ».
Quelques semaines plus tard, on s’est retrouvés dans son studio, à Londres, et nous avons enregistré six chansons en trois jours et trois nuits, et c’est comme ça qu’est né l’album Fresh Mud. Un jour, il est arrivé au studio avec quinze minutes de retard. Il s’est excusé, mais j’ai découvert peu après qu’il était allé verser une somme importante sur mon compte en banque. Nous n’avions pas encore signé de contrat, mais Dave voulait simplement que je me sente à l’aise sur ce projet. Plus tard, il a proposé à moi et et à mon épouse de nous installer dans une maison de sa propriété de Hazlemere, en Angleterre. Grâce à lui, j’ai pu rencontrer Michael Jackson, Mick Jagger avec qui j’ai chanté sur la BO d’Alfie, et Bob Dylan, qui joue aussi du piano sur Fresh Mud.
Tu as aujourd’hui 70 ans, mais tu continues d’accumuler les projets en studio et sur scène.
Je m’arrêterai quand je serai mort (rires) ! Je connais beaucoup de musiciens de mon âge, et certains ne sont malheureusement pas en bonne santé. D’autres ont l’air très vieux et leur son est daté. Je ne sais pas ce qu’avoir 70 ans veut dire. Tous les matins, je me lève et je me sens bien. Je suis toujours Mudbone.
Une dernière question : d’où vient ton surnom de Mudbone ?
C’est Bootsy qui l’a trouvé. Il était très fan de Richard Pryor, et il m’a dit un jour que je lui faisais penser à un de ses personnages qui s’appelait Mudbone, un campagnard de Tupelo, dans le Mississippi, et c’est resté. La première fois que j’ai rencontré Chaka Khan, Bootsy m’a présenté en disant : « Chaka, voici Mudbone, mon chanteur ». J’ai dit à Chaka : « mon vrai nom est Gary Cooper », mais elle m’a répondu : « oh, salut Mudbone. » Difficile de revenir en arrière après ça (rires) ! Au début, j’ai pris ça comme une blague, mais grâce à mon style vocal et mon look, c’est devenu ma signature et j’en suis très fier.
Propos recueillis par Christophe Geudin. Portraits : Sabrina Mariez