Blues, jazz, free-jazz, soul, funk, disco… Le producteur Pierre Jaubert, décédé en août 2017 à l’âge de 88 ans, avait abordé tous les sous-genres de la musique noire et côtoyé les plus grands, de Berry Gordy à Johnny Pate. L’itinéraire d’un petit frenchie toujours en quête de fraîcheur soul. Funk★U lui rend hommage avec cet extrait d’une longue interview accordée en 2008.
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Funk★U : Votre carrière démarre aux États-Unis, au début des années 1950.
Pierre Jaubert : En 1950, je suis parti aux États-Unis pour jouer de la valse-musette dans les clubs américains. J’étais un virtuose de l’harmonica… C’est faux, j’étais très mauvais (rires). Je n’étais pas très doué pour jouer de la musique. En revanche, je l’étais beaucoup plus pour l’écouter. En 1952, je me suis retrouvé à Chicago. J’écoutais WVON dans ma voiture. Le premier truc qui m’a fait flipper, c’est « Blueberry Hill » de Fats Domino, et je n’ai plus rien lâché depuis. À Chicago, j’ai commencé par aller faire un tour chez Wonderful Records, une petite boîte de disques sur South Michigan. Ils ont vu que j’avais de l’oreille et ils se sont mis à me demander des conseils. C’est là que j’ai rencontré Johnny Pate. C’était un mec super-sympa qui m’invitait à toutes les séances. J’ai vu Curtis Mayfield, Phil Upchurch, Al Duncan, tous ces géants, et aussi Calvin Carter, un des plus grands producteurs de l’époque chez Vee Jay. Les séances de Johnny Pate étaient très techniques et super-organisées. Les mecs arrivaient, sortaient les partoches et ça roulait tout de suite. Je me souviens de la session d’ « Heartbreak », des Dells. Si tu écoutes très bien, tu m’entends respirer (rires) ! Ensuite, j’ai poussé jusqu’à Detroit où j’ai rencontré Berry Gordy, qui venait de lancer Motown. Il m’a dit : « t’es français ? Ça te dirait d’apprendre un titre en français à Stevie Wonder ? ». Je lui ai donné des cours pendant quinze jours et ça a donné « Castles In The Sand ».
J’ai aussi vu bosser Smokey Robinson et Norman Whitfield. Un génie ce mec, mais totalement fêlé. Le gars qui était assis à côté de moi en train de préparer les séances, c’était Marvin Gaye. À la même époque, j’ai croisé Diana Ross. Elle avait 17 ans et j’ai essayé de draguer, mais on m’a vite fait comprendre que Berry Gordy était sur le coup ! Du coup, je suis sorti avec Mary Wells. Elle chantait comme une patate mais elle avait des attaques de phrases fantastiques, un peu à la Peggy Lee. J’ai d’ailleurs produit quelques titres des Velvelettes dans la foulée. Je suis toujours en relation avec Carolyn Gill, qui s’est mariée avec Richard Street, qui est devenu peu après chanteur des Temptations. Finalement, je suis rentré en France en 1965, car j’avais trop l’impression d’être chez le voisin. C’est un pays sans personnalité. Tout est pareil, tout est à angle droit. Tu ne peux rien faire sans voiture, les distances sont trop grandes. Tu n’as pas d’amis, et si tu te mets à parler à quelqu’un dans la rue, on te prend pour un dingue. Tu risques même d’aller en taule !
Que faîtes-vous une fois revenu en France ?
La maison de disques Bel-Air, à Courbevoie, avait fait faillite et avait été rachetée par Musidisc, un petit label. Je suis allé voir Philippe Thomas, le boss, je lui ai raconté mon parcours et il m’a tout de suite sauté dessus. Quelques mois plus tard, Musidisc a sorti les premiers albums de Creedence Clearwater Revival et c’est devenu colossal. Philippe Thomas était aussi un bandit : il changeait tout le temps les références des disques. Par exemple, les réceptionnistes de Musicdisc recevaient les albums de Creedence qui devenaient aussitôt la Cinquième de Beethoven. Du coup, terminés mes 2%, rien pour la SACEM ni pour les américains. Philippe Thomas a fait fortune avec ça. Dans l’histoire, ça m’a quand même permis de devenir une petite vedette. Je pouvais enregistrer tout ce que je voulais sans rien demander à personne. Quand Charles Mingus m’appelait pour me demander 15 000 dollars, j’allais l’enregistrer au TNP. Musidisc allait chercher les biftons et ils payaient cash. J’ai enregistré beaucoup de free-jazz comme ça : Archie Shepp, quatre albums d’Anthony Braxton, six Art Ensemble Of Chicago… J’en ai aussi profité pour faire du blues avec Memphis Slim et John Lee Hooker.
Après la soul, le blues et le jazz, vous êtes passés au funk avec le Lafayette Afro Rock Band et Ice.
Les gars du Lafayette Afro Rock Band et d’Ice (les deux noms du groupe, ndr) sont venus à Paris à cause de la guerre du Vietnam. Ils seraient peut-être morts s’ils étaient restés là-bas. Manu Di Bango était pote avec eux et ils venaient souvent nous voir. Un jour, Frank Abel, le pianiste du groupe, vient me voir avec un projet et c’est comme ça qu’on a crée Ice. Frank, c’était un tueur. Il aurait pu devenir une vedette chez Berry Gordy. Aujourd’hui, il est prof de musique à l’université. J’avais un petit local rue de Normandie où les gars venaient répéter et on a enregistré une dizaine d’albums comme ça. Ice était un groupe fantastique, mais ils n’avaient pas l’esprit commercial. Par exemple, ils avaient enregistré un titre très costaud en 1975, « Get Another Love », écrit par Ernest « Danny » Donable, le batteur, qui a fini à l’asile. Arthur Young chantait comme une patate. Quand le groupe s’est tiré en tournée, j’ai trouvé une nana par hasard, rue Saint-Benoît. Elle était en train de parler avec une autre fille et je suis allé la brancher. « Tu chantes ? ». « Oui, et j’ai besoin de travail. » Chantal Sitruk qu’elle s’appelait. J’ai filé une brique à son manager pour la récupérer. Il n’en voulait plus parce que c’était une camée, son pianiste l’avait foutue dans l’héroïne. Elle est venue dans mon studio et elle a refait les voix d’Arthur. Quand les gars ont entendu ça, ils ont failli me tuer. C’est devenu un tube énorme sous le nom de Chantal Curtis, tout comme « Can You Feel It ? » en 1978, où j’ai eu le même problème avec la voix d’Arthur.
Avec le recul, quel était l’impact du funk en France à cette époque ?
En 1965, la musique noire ne passait pas, ou très peu, à la radio. Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération de fanatiques du funk en France, mais à l’époque, il n’y avait rien. Le pourcentage de pénétration était nul. Quand j’allais chez les gens de Barclay, je voyais bien que les gars n’y connaissaient rien. Ils commençaient à peine à découvrir Tina Turner, c’est dire…
Vous déplorez le nivellement actuel de la musique noire. Pourtant, vous continuez à produire de jeunes artistes aux États-Unis.
J’ai vu Dreamgirls l’année dernière au MIDEM et ça m’a bien fait rigoler. Jennifer Hudson hurle comme une vache pendant tout le film. Chez Motown, personne ne hurlait. En plus, ils racontent des histoires complètement loufoques avec les valises de pognon. J’étais là, j’ai vécu le vrai truc et tout marchait bien parce que Berry Gordy gérait bien son business…
Tout un pan de la culture noire américaine a disparu, mais je suis toujours à l’affût. Je continue à faire passer des auditions par téléphone de chanteurs et chanteuses aux États-Unis chaque semaine. J’appelle la nuit, ils chantent deux phrases et si ça ne me plait pas, je raccroche. Quand j’auditionne, toutes les voix sont pareilles, elles sont toutes formatées. Le niveau a terriblement baissé, sauf coté gospel, mais c’est devenu des sectes, on ne passe pas. J’ai quelques contacts a Meridian, Mississippi. Incroyable, il y a 5000 églises pour 50 000 habitants. Aujourd’hui, j’essaye d’aller voir du côté du Nigeria, mais il n’y a pas de moyens de communication, que la jungle et les moustiques. Peau de vache…
Propos recueillis par Christophe Geudin. Photo d’ouverture : Michel Théodon.