Entre 1980 et 1990, Jill Jones a été la « doublure vocale » de Prince en studio. Dans le deuxième épisode de notre série d’interviews autour de la sortie de l’album inédit Originals, la co-auteur et interprète de « Mia Bocca » revient avec franchise sur sa relation professionnelle avec Prince et évoque ses souvenirs francophiles.
★★★★★★
Funk★U : Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Prince ?
Jill Jones : C’était en 1980. J’étais choriste dans le groupe de Teena Marie, dont ma mère était la manageuse. Nous faisions la première partie de la tournée de Rick James avec Prince, qui venait de sortir Dirty Mind, et c’est lors de ces concerts que nous nous sommes croisés pour la première fois.
Vous souvenez-vous de votre première séance d’enregistrement avec Prince ?
Oui. Nous avons vraiment commencé à travailler ensemble à peu près deux ans plus tard, en 1982, et ma première séance d’enregistrement avec Prince date de cette époque. C’était aux studios Sunset Sound de Los Angeles, et c’était pour une chanson qui s’appelait « Boom Boom ». Elle n’est jamais sortie, même si nous avions aussi tourné un clip pour cette chanson quelques années plus tard.
Dès cette époque, on entend votre voix sur un grand nombre d’enregistrements et de productions de Prince, de l’album 1999 aux disques de The Time, Vanity 6 et Apollonia 6, mais vous n’êtes pas créditée la plupart du temps. Pourquoi ?
Parce que vous n’étiez pas censés le savoir (rires) ! Durant cette période, Prince était en train de bâtir un empire et il avait besoin d’aide pour les parties vocales des chanteuses avec qui il travaillait. Très souvent, ça se passait comme ça : Prince m’appelait dès qu’il avait terminé un morceau, j’arrivais au studio, il me faisait écouter les titres et je doublais leurs voix. J’ai fait ça sur un grand nombre de morceaux et je pense que Prince appréciait ma voix car nos timbres étaient similaires. J’avais aussi une certaine expérience en tant que choriste, et pour lui, c’était facile de me demander d’adapter ma voix en fonction des chanteuses auxquelles ces titres étaient destinés. De mon côté, je ne faisais pas non plus partie d’une bande autour de Prince, ni plus tard à Paisley Park, et ça facilitait beaucoup les choses…
Sur quels titres peut-on entendre votre voix ?
Il y en a beaucoup. « Lady Cab Driver », sur l’album 1999, est un bon exemple de notre proximité vocale, car je peux descendre très bas dans le registre grave. Je suis aussi dans « 17 Days », « Baby I’m a Star » dans Purple Rain, « It’s Gonna Be a Beautiful Night » dans Sign of the Times, « Shockadelica », « Eternity » et quelques titres du Black Album. On m’entend aussi dans le mix final de « Glamorous Life » de Sheila E, dans beaucoup de titres de l’album d’Apollonia 6… « Jungle Love » de The Time, « 100 MPH » de Mazarati. J’avais aussi chanté la voix-témoin de « My Drawers » de The Time car je pouvais chanter à la fois comme un mec ou comme une fille, c’était très fun. Une autre chose était assez drôle : parfois, certaines chanteuses étaient persuadées qu’elles étaient sur le disque, alors que c’était moi qui chantait (rires) ! Je pense à « Blue Limousine », entre autres… Je suis heureuse de pouvoir affirmer tout ça : aujourd’hui, on peut enfin rentrer dans les bandes multipistes et prouver qui fait quoi dans ces chansons. Il n’y a plus de place pour la fiction.
En studio, Prince était connu pour être un producteur très exigeant. Vous laissait-il parfois improviser vos parties vocales ?
Oui, absolument ! Il me surnommait sa cliff diver (plongeuse de l’extrême, ndr), ce qui signifiait que j’étais capable de faire n’importe quoi, comme chanter avec un chandelier dans la main où la tête en bas. « Pas de problème, allons-y ! » (rires). Je me souviens que pour « Manic Monday », j’avais dû me coucher par terre, sur le dos, pour pouvoir soulever mon diaphragme le plus haut possible du sol pour chanter la note haute du passage à la fin du pont, comme une chanteuse d’opéra (rires).
La version originale de « Baby You’re a Trip » chantée par Prince est disponible pour la première fois dans Originals. Qu’avez-vous ressenti en la redécouvrant plus de 35 ans plus tard ?
Forcément, ça m’a rappelé des souvenirs, mais ces souvenirs appartiennent au passé et je n’aime pas trop cette sensation. Je n’aime pas vivre dans le passé non plus, même si cette période était formidable et très créative. À l’époque, j’avais 20 ans, et je tenais un journal. Nous vivions une sorte de ménage à trois à ce moment-là, la situation était très confuse, et Prince avait réussi à mettre la main dessus et ça l’avait beaucoup inspiré. C’était une vraie fouine (rires) ! Cette chanson, c’est moi tel que Prince me voyait, mais sa vision ne correspondait pas vraiment à la réalité.
Cette version de « Baby You’re a Trip » a été enregistrée vers 1982-83. Jill Jones, votre premier album produit par Prince, est sorti presque cinq ans plus tard. Pourquoi ce décalage ?
Parce que j’étais trop occupée à chanter sur les disques de ses autres artistes. Je pense aussi que Prince n’avait pas envie que je m’éloigne pour lancer ma propre carrière. Je crois également qu’il savait que s’il vous donnait un album, vous n’alliez pas tarder à le quitter… Il était amer quand vous aviez du succès en dehors de son univers, et c’était ce qui s’était passé avec Vanity. Après son départ, il a commencé à être plus méfiant avec son entourage. Pour finir, le retard de cet album venait aussi du fait que je n’avais signé mon contrat qu’en 1986, c’est-à-dire presque trois ans avant le début de l’enregistrement, et rassembler les morceaux a aussi pris beaucoup de temps.
Toutes les chansons de Jill Jones signées par Prince proviennent-elles de cette même période ?
Oui, en grande majorité. Il avait aussi essayé de me donner certaines chansons, dont « Manic Monday » et « Sugar Walls », avant de les confier à d’autres interprètes. Un autre de ces chansons s’appelait « Living Doll », mais je ne l’aimais pas trop. Prince voulait faire de moi une sorte de pin-up, mais les choses ne se sont pas passées comme prévu : à Paris, après l’enregistrement de l’album, j’ai travaillé avec Jean-Baptiste Mondino et Azzedine Alaïa, et ils m’ont aidé à façonner une image de femme indépendante et à forte personnalité. C’est ce que j’étais depuis le début, c’était ce que je voulais représenter, mais Prince avait du mal avec ça, il n’y était pas habitué. On était loin de la Glamorous life (rires) ! J’en profite pour insister sur le fait que je dois beaucoup à la France. L’esthétique française est raffinée et authentique, loin de l’image artificielle que Prince souhaitait me voir interpréter. Lorsque je suis rentrée à Minneapolis après mon séjour à Paris, j’étais devenue une autre femme. Paris m’a changé, et Paris a changé ma relation avec Prince.
Où viviez-vous à Paris ?
Dans le 18ème arrondissement. Ma station de métro était Chapelle, je m’en souviens très bien. J’avais acheté un appartement dans ce quartier que je trouvais très cool et qui me rappelait un peu Brooklyn par certains côtés. J’ai habité ensuite à Ménilmontant, où Édith Piaf avait vécu. L’ambiance était géniale. Mon petit ami s’appelait Christophe et il habitait dans l’appartement d’un de ses meilleurs copains qui était Vincent Cassel. Ma vie à Paris était complètement folle et n’avait rien à voir avec celle que je vivais à Paisley Park : je fréquentais des rappeurs, des graffeurs, des peintres et la scène underground se mélangeait avec la mode. Azzedine Alaïa m’avait présenté Naomi Campbell, mais il ne voulait pas que je l’emmène en boîte car elle était encore mineure (rires) ! D’autres personnes me racontaient leurs voyages en Inde et c’était une époque à la fois dingue, fun et très stimulante d’un point de vue intellectuel. Toutes ces personnes rencontrées à Paris ont changé ma vie, j’ai appris un tas de choses et je n’étais plus une Prince girl.
À l’époque, « Mia Bocca » et son clip réalisé par Mondino ont été fréquemment diffusés en France. De quoi parle cette chanson, et pourquoi lui avoir donné un titre et un refrain italiens ?
Nous avions écrit « Mia Bocca » en 1982, c’était la deuxième chanson sur laquelle nous avions travaillé après « Boom Boom ». L’enregistrement de 1999 venait de se terminer et on était simplement en train de s’amuser dans le studio. Nous avions imaginé l’histoire de cette fille qui voulait être la femme d’un seul homme, mais qui en attirait des tas d’autres sans le vouloir. Avec Prince, nous passions notre temps à regarder des films de François Truffaut et des tas de vieux classiques, et cette situation ressemblait à un de leurs scénarios… Parfois, on veut trouver un sens aux chansons de Prince, mais son songwriting ne marchait pas toujours comme ça. Dans ce cas précis, on s’amusait juste tous les deux dans le studio. Pour ce qui est du choix de l’italien, l’inspiration venait de mon père, qui est d’origine italienne. Le problème, c’était qu’il était issu de la deuxième génération d’immigrés et il ne parlait pas très bien la langue. Avec Prince, nous avons donc appelé plusieurs restaurants italiens de Minneapolis pour avoir la bonne traduction du texte, car mon père ne se souvenait plus des mots (rires). « Mia Bocca », c’était avant tout une chanson au second degré, presque une blague, pas besoin de creuser plus profond…
Un deuxième album produit par Prince avait-il été envisagé après la sortie de Jill Jones ?
Oui, mais après mon retour de Paris, nous n’étions plus sur la même longueur d’ondes avec Prince. Il m’avait proposé de m’habiller -ou de me déshabiller- avec de tenues spécifiques et je n’étais pas d’accord, je ne voyais pas l’intérêt. J’avais commencé à enregistrer quelques titres à Londres, dont « Flesh and Blood », mais en vérité, trop de temps s’était écoulé et une fois encore, nous étions hors-délai. Je ne voulais pas non plus chanter ces nouveaux titres car ils ne décrivaient pas les femmes sous leur meilleur jour.
« Baby You’re a Trip » est le seul extrait de Jill Jones figurant dans Originals. Auriez-vous aimé voir d’autres extraits de votre album dans ce nouveau projet ?
« G-Spot », car sur la toute première version de ce titre que nous avions enregistrée chez Prince en 1982, on l’entend jouer du saxophone. Je me souviens très bien de cet enregistrement : nous nous trouvions dans sa maison, il venait de terminer le playback et il pensait qu’il manquait une partie de saxophone sur ce titre. Il a envoyé quelqu’un en chercher un et au début, il a eu un peu mal à en jouer, mais à force de ténacité, il est arrivé à en sortir quelque chose. J’espère qu’ils sortiront cette version un jour pour prouver à quel point ce type était complètement dingue (elle chante le riff de saxophone et éclate de rire ndr). Parfois, il jouait une fausse note, mais il s’est accroché et il y passé presque toute la nuit. Sur la version finale qui a été enregistrée en 1985, c’est Eric Leeds qui joue finalement sa partie. Oui, « G-Spot » était vraiment un super-titre… À part ça, on m’entend beaucoup dans Originals, notamment dans « Manic Monday », « The Glamorous Life », « 100 MPH » et quelques autres, mais à vrai dire, ça ne me touche pas tant que ça. Ce sont de jolis souvenirs, c’était une époque fabuleuse, mais la chose principale que j’en retire est ma longue amitié avec Prince et bien sûr, tout ce qu’il m’a appris… À sa disparition, j’ai très vite compris que j’allais devoir encore parler de lui pendant tout le reste de ma vie, et à vrai dire, je trouve un peu triste cette volonté de remodeler et de son reconstituer son œuvre. J’aurais préféré que le monde découvre l’homme, mais je doute que ça arrive un jour. Heureusement, sa musique tient encore debout, tant mieux pour lui…
L’album Jill Jones n’a jamais été réédité depuis sa sortie…
C’est vrai, et je crois que ça n’arrivera jamais. Vous savez quoi ? Warner Bros. ne m’a même pas invité à la soirée de lancement d’Originals… Je ne pense pas qu’une réédition de Jill Jones soit prévue, et si c’était le cas un jour, je serai morte depuis longtemps… Vous savez, je vous donne cette interview car j’adore la France, Paris, Lyon, et tout le reste. Peu importe si cet album est réédité un jour ou pas. J’ai une fille qui est aussi chanteuse, elle adore la musique et pour moi, la musique est la chose la plus importante juste après ma famille. De mon côté, j’écris pour des magazines et je travaille aussi dans la publicité. Je ne fais de la musique que pour le fun et j’essaie de transmettre à ma fille tout ce que j’ai pu apprendre dans ma carrière afin qu’elle évite les pièges de l’industrie du disque. Il m’arrive également de donner quelques concerts de charité de temps en temps pour des associations LGBT où je chante mes vieilles chansons, mais c’est peu près tout. Ça me fait penser à une citation bouddhiste : « quand sait-on lorsqu’on est sur la bonne voie ? Lorsqu’on ne désire plus les choses du monde ». Aujourd’hui, je ne désire plus les choses du monde et je me contente de ce que j’ai : j’aime ma petite maison, mon chat et ma famille. J’ai beaucoup de chance.
Propos recueillis par Christophe Geudin. Photo de Jill Jones par Katerine Copeland Anderson.
Prince Originals. Disponible en exclusivité sur la plateforme Tidal à partir du 7 juin. CD simple, téléchargement et streaming disponibles le 21 juin (Rhino/Warner). Versions 2-LPs et Deluxe limité CD+2LPs disponibles le 19 juillet.